Le Sac et la cendre
un rictus de férocité qui était comique.
Nicolas s’étonnait de plus en plus d’être assis dans ce salon confortable, qui fleurait le parfum des dames et la fumée des cigarettes. Un décalage brutal s’opérait entre lui et le décor. Le cœur lui manquait.
Sang ! Sang ! Sang !
Le général est gonflé de sang
Et du sang bout dans la gamelle …
« Dieu que c’est bête ! » chuchota Nicolas, en se renversant sur le dossier de sa chaise.
À travers la porte, il entendit le rire des enfants. Ils passaient en courant dans le corridor. Subitement, il y eut un silence, puis tout le monde parla à la fois :
— Admirable ! Cette coloration rouge ! Ce rythme qui est le rythme même du sang ! Qu’en pensez-vous, Nicolas Constantinovitch ?
Nicolas, tiré de sa rêverie, sentit qu’il fallait dire quelque chose d’aimable à l’auteur et à l’interprète. Mais il était trop fatigué pour formuler un compliment original. Il répéta machinalement :
— Les soldats ne sont pas armés de carabines, mais de fusils.
Tania était consternée.
— Je sais, dit Malinoff sur un ton hargneux. J’avais besoin du mot carabine pour accuser le rythme du morceau. C’est une licence poétique.
Il avala un verre de porto et s’essuya la bouche avec sa pochette.
À ce moment, Thadée Kitine fit irruption dans la pièce. Son visage fessu était bouleversé par l’allégresse. Avant même d’avoir salué Tania, il dit :
— Vous connaissez la nouvelle ?
— Quelle nouvelle ? demanda Malinoff.
— Après six mois de siège, nous nous sommes emparés de Przemysl : cent dix-sept mille soldats et deux mille six cents officiers autrichiens tombent entre nos mains, Demain matin, les journaux publieront le communiqué officiel…
Une joie sèche fouetta le cœur de Nicolas. Il se leva d’un bond, oubliant sa jambe malade, et dut se raccrocher à l’épaule de Tania qui se tenait près de lui.
— Quoi ? Quoi ? s’écria-t-il. C’est vrai ?
Il rejetait loin de lui Malinoff, Zagouliaïeff, Prychkine, le poème, le salon, le porto et les petits verres. Il exultait. Il avait envie d’embrasser quelqu’un. Au bout d’un moment, il se rassit et prononça d’une voix tremblante :
— Vous voyez bien que j’avais raison d’espérer !
Malinoff haussa les épaules et se versa un second verre de porto.
IX
Du fond de son fauteuil, Volodia grogna :
— Laisse ces cartes. Tu m’agaces avec tes réussites !
— C’est pour savoir, dit Kisiakoff.
— Ça ne m’amuse plus. Tu l’as fait dix fois.
— Et dix fois j’ai eu la bonne réponse. Ta vie changera mon petit, à dater d’aujourd’hui, trois heures. Les cartes le disent. Et l’oculiste aussi.
Kisiakoff brouilla des deux mains le jeu étalé devant lui sur la table. Puis, il tira une montre de son gousset et en fit claquer le couvercle avec satisfaction :
— Plus qu’une heure. Tu ne vas pas te préparer ?
— Je suis habillé.
— Tu pourrais changer de costume. Mettre une autre cravate. Un jour pareil ! Il me semble que si j’étais à ta place…
— Si tu étais à ma place, tu demanderais qu’on te foute la paix !
Kisiakoff se dressa sur ses jambes et éclata d’un rire volumineux. Des breloques dansaient sur son ventre. Il essuya une larme de joie avec son pouce.
— Mon petit faucon qui se fâche, dit-il. Ma parole, je suis plus impatient que toi de voir ta tête avec un œil de verre. L’oculiste prétend qu’il a exactement ce qu’il te faut. La couleur, la forme…
— Ça m’est égal.
— Tu préfères ton bandeau noir ? Avec ce bandeau noir tu as l’air d’un pirate malchanceux. Avec l’œil de verre, tu auras l’air de toi-même. Arraché à la mort, plus jeune et plus beau que jamais, Volodia Bourine reparaît dans le monde.
Volodia se pencha hors du fauteuil, saisit un coussin du canapé et le jeta à la figure de Kisiakoff.
— Manqué ! cria Kisiakoff en s’écartant d’un pas. Décidément, tu ne sais pas mieux viser les autres que toi-même !
Il ramassa le coussin, le tapota du plat de la main et le reposa sur le canapé :
— Ah ! si je n’étais pas là pour remettre de l’ordre dans la maison, dans ta vie !
— Si tu n’étais pas là, hurla Volodia, je ne me serais pas suicidé !
— Ça recommence ? demanda
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