Le Sac et la cendre
l’Allemand qui est devant eux, mais au gouvernement qui est derrière eux. Ne forcez jamais une armée à regarder en arrière.
— C’est curieux, dit Malinoff, votre sœur m’avait affirmé que vous étiez socialiste.
— Mais je le suis plus que jamais ! gronda Nicolas. C’est vous qui ne voulez pas comprendre. Il ne s’agit pas d’une question de principe, mais d’opportunité. Le moment n’est pas venu de tenter une révolution. Voilà tout. Sachez attendre.
— Et c’est un soldat qui me tient ce langage ! dit Malinoff avec une moue vexée.
Il s’écarta de deux pas et heurta Eugénie Smirnoff qui l’avait écouté, béate et rose d’admiration.
— C’est étourdissant ! chuchota Eugénie Smirnoff. Je saisis tout en profondeur lorsque c’est vous qui l’expliquez.
— Moi, dit Tania, je suis de l’avis de mon frère. Pas de saut dans l’inconnu en période de guerre.
— Ni après, dit Prychkine.
— Ni après, reprit Tania. La Russie est un pays tellement vaste, que seul un régime autoritaire peut en consacrer l’unité. Si chacun tire à hue et à dia, parle, fait des lois, c’est le désordre. Or, j’aime l’ordre.
— Parce que l’ordre présent vous est profitable, dit Malinoff, sans prendre la peine de dissimuler son acrimonie.
Les yeux de Tania se chargèrent d’orages et elle proféra d’une voix métallique :
— Cet ordre m’est tellement profitable que, grâce à lui, j’ai un mari, deux frères, une sœur et un beau-frère au front !
— Je devrais peut-être aussi me faire infirmière ! soupira Lioubov en battant des cils.
Nicolas saisit la main de Lioubov et la porta à ses lèvres :
— Reste telle que tu es. Exerce ton métier d’actrice. C’est ainsi que tu rendras les plus grands services au pays.
— En faisant rire les gens ?
— Mais oui, dit Nicolas. Pendant qu’ils rient, ils ne pensent pas à la politique. C’est déjà ça de gagné.
Il était sincère. Brusquement, de toute l’assemblée, Lioubov seule lui paraissait aimable. Et cela parce qu’elle ne se croyait pas obligée d’avoir des idées personnelles sur la situation. Parmi tous ces gens qui portaient des masques de circonstance, c’était la comédienne qui refusait de jouer un rôle.
— Tu excuseras la sortie de Malinoff, dit Tania en s’approchant de son frère. Il est très à gauche.
— Mais, moi aussi…
— Enfin, pas de la même façon. Et puis, lorsque Eugénie est là, il est toujours plus nerveux, plus bavard…
— Elle est sa maîtresse ?
— Tu l’ignorais ?
— Je ne sais lequel des deux je dois plaindre davantage, dit Nicolas.
Il avait une envie de partir, de rejoindre ses camarades souillés de vermine et de barbe, de ne plus réfléchir à rien d’autre qu’à l’organisation d’un abri, à la durée d’une étape, au moyen de survivre dans le remue-ménage d’un univers dément.
— Récitez-nous votre dernier poème, Arkady Grigorovitch, dit Tania.
— Prychkine le connaît mieux que moi, dit Malinoff. Allez-y, mon cher, je vous donne ma bénédiction.
Prychkine se plaça au centre du salon. Son joli visage pointu, coiffé d’une chevelure onduleuse et cuivrée, se figea dans l’extase. Seul un grain de beauté marron tremblait au coin de sa lèvre. Soudain, il s’écria :
Sang, sang, sang !
Un ange couronné de roses
Ouvre la bouche dans la nuit :
Sang, sang, sang !
Malinoff avait fermé les paupières, comme pour déguster en avare les accents de son propre génie.
Les canons roulent sur la route,
Et l’ange fouette les chevaux.
Humbles soldats, frères chétifs,
Vêtus de guenilles glaireuses,
Sang, sang, sang !
Mal nourris et rongés de poux,
La carabine sur l’épaule…
Sang, sang, sang !
— Les soldats ne sont pas armés de carabines, mais de fusils, murmura Nicolas.
Tania lui fit les gros yeux. Mais Malinoff n’avait rien entendu.
Le valet de chambre entra d’une démarche fautive et déposa sur la table un plateau avec des verres, une carafe de porto et des coupes de biscuits secs. Malinoff lui jeta un regard irrité, et l’homme se retira sur la pointe des pieds, comme un traître qui a raté son coup. Longtemps, la voix de Prychkine exalta les souffrances du petit soldat russe. Quand il prononçait le mot « sang », son visage se fronçait dans
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