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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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l’air, et la neige, sur les trottoirs, n’était plus qu’une boue café au lait mêlée de traces blanches. Dans le ciel d’un bleu-vert, tout neuf, dérivaient des nuages de voiles. Une teinte dorée glissait sur les toits luisants, animait les façades humides. Les roues des fiacres fendaient la vase de la chaussée avec un bruit continu de déglutition. Le corps penché en avant, les sourcils froncés, Volodia interrogeait un à un les visages des gens qui venaient à sa rencontre. Il espérait lire dans leurs regards les signes de la curiosité (« Tiens, il a un œil de verre ! »), ou de l’admiration (« Le beau garçon ! »), ou de la répugnance (« Quelque chose déplaît en lui ! »). Mais la plupart des passants ne lui marquaient pas le moindre intérêt. Pour attirer leur attention, Volodia n’hésitait pas à éclater de rire, ou à faire une grimace inattendue, ou à retirer son chapeau, comme devant une connaissance. À plusieurs reprises, il salua ainsi des étrangers qui lui répondirent d’un geste vague, sans témoigner de la moindre surprise.
    — Laisse donc, disait Kisiakoff. Tu es ridicule.
    Un peu plus loin, deux lycéennes chuchotèrent en les dépassant :
    — Celui-là me conviendrait assez.
    — Moi, il m’effraierait plutôt. Il est trop beau.
    Volodia accéléra son allure et s’approcha d’un officier pour lui demander du feu. Puis, il entra dans un débit de tabac et parla au vendeur, de tout près, en clignant   des   paupières pour mieux éveiller ses soupçons. L’homme le servit avec amabilité sans paraître noter quoi que ce soit d’anormal dans la physionomie de son client. Ces épreuves, répétées avec succès, rassuraient graduellement Volodia sur ses chances de plaire.
    — Alors, dit Kisiakoff en sortant de l’échoppe, te voilà calmé ?
    — Ils ne remarquent rien, répondit Volodia en riant. C’est insensé !
    Bien qu’il s’imposât encore de demeurer méfiant, une exaltation magnifique montait dans son cœur par étapes. Il respirait avec ivresse le monde retrouvé. Il se mêlait à la vie des autres.
    — Promenons-nous encore, dit-il à Kisiakoff. Ce soir, tu m’offriras un souper fin dans un cabaret. Nous boirons un bon coup. Je ramènerai une fille à la maison.
    À ces mots, Kisiakoff claqua ses mains l’une contre l’autre :
    — Il est guéri ! Gloire à Dieu ! hurla-t-il.
    Des passants se retournèrent.
    — Ah ! fiston, reprit Kisiakoff. Tu verras comme je sais célébrer les bonnes nouvelles !
    Il sautillait un peu en marchant « Comme il m’aime ! » pensa Volodia.
    — Tu sais, dit Kisiakoff avec une gravité soudaine, si tu n’avais pas surmonté cette crise, je me serais coupé la barbe.
     
    Étendu dans le noir, le front pétillant, la bouche amère, Volodia s’efforçait de lier l’un à l’autre les riches souvenirs de la nuit. Contre son flanc, il éprouvait la présence d’un corps chaud et mou, lisse, élastique. Ce corps avait un nom : Marina. Volodia l’avait pêchée dans un cabaret où elle dansait et disait des monologues vulgaires. Derrière le mur, dans le salon, Kisiakoff dormait avec une amie de Marina, une petite brune, pas vilaine, qui sentait fort. Les deux filles étaient complètement ivres lorsqu’ils les avaient amenées à la maison. Au cabaret déjà, elles prétendaient frotter les pointes de leurs seins avec un morceau de glace pour les rougir. Ici, elles avaient voulu souper toutes nues. C’était Kisiakoff qui avait fait la cuisine. Un renvoi d’alcool emplit la bouche de Volodia, et il se haussa un peu sur son oreiller. Marina faisait bien l’amour. Elle avait une jolie poitrine un peu lourde et des lèvres qui se tordaient dans le baiser comme des tronçons de serpent. Son ventre était tiède. Plusieurs fois, elle avait affirmé à Volodia qu’elle le trouvait beau. À rappeler ces paroles, Volodia goûtait un plaisir vaniteux qui l’étonnait lui-même. Il pensait à son œil de verre. Marina, comme les autres, n’avait rien remarqué. Si elle avait remarqué quelque chose, elle l’aurait dit. Elle n’était pas fille à se gêner pour si peu. De la main, Volodia flatta l’épaule ronde de la dormeuse. Marina poussa un grognement animal et ses jambes remuèrent sous les draps. Une odeur âcre et blonde frappa Volodia au

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