Le Sac et la cendre
Kisiakoff d’une voix menaçante. Je croyais t’avoir tout expliqué.
— Expliqué quoi ? Rien ne t’obligeait à me laisser seul après m’avoir parlé de mon père comme tu l’as fait.
Les traits de Kisiakoff se durcirent. Toute sa face fut de pierre. Il cria :
— Combien de fois faudra-t-il te répéter que je t’ai laissé seul pour courir chez Tania ? J’espérais la convaincre, t’apporter une bonne nouvelle. Mais madame n’était pas visible.
— Tu mens, dit Volodia avec sérénité.
— Peut-être, dit Kisiakoff. Je ne peux pas te forcer à me croire. Dieu lui-même ne me croit pas. En tout cas, je suis retourné chez Tania.
— Quand ?
— Il y a trois semaines. Lorsqu’on t’a transporté ici, de l’hôpital.
— Tu ne m’en as jamais rien dit.
— Je ne voulais pas te causer une peine inutile.
— Elle t’a reçu ?
— Oui.
— Et elle t’a promis de me revoir ?
— Non.
Volodia rectifia la position du bandeau noir sur son orbite vide. Chaque fois qu’il touchait la place de son œil, une petite répulsion lui parcourait la colonne vertébrale. Il frissonna, fit la grimace et demanda humblement :
— Était-elle affectée au moins de ma blessure ?
— Même pas, dit Kisiakoff, en avançant les lèvres, comme pour cracher une peau de raisin.
— C’est mieux ainsi, dit Volodia. Quand je pense que j’ai failli me tuer à cause de cette salope !…
— Tu vois bien !…
— Quoi ?
— Qu’il fallait ce choc pour te guérir d’elle. Tu as perdu un œil, mais tu as recouvré la raison. Une bonne affaire.
Volodia regarda Kisiakoff avec défiance :
— Je suis sûr que tu ne m’avais pas laissé seul pour courir chez Tania.
Kisiakoff réfléchit un moment et une expression hilare élargit son visage :
— En admettant même que je t’aie menti, de quoi te plains-tu ? Te voilà débarrassé d’elle.
— J’aurais pu me tuer pour de bon.
— Je savais que tu te manquerais.
— Ce n’est pas vrai ! Tu ne savais rien ! Tu espérais ma mort !
— Écoute, dit Kisiakoff, si tu te méfies encore de moi, je préfère m’en aller.
Volodia ouvrit la bouche pour répondre, mais détourna la tête et ne dit rien. Il demeurait persuadé que Kisiakoff avait souhaité sa mort, quelques semaines plus tôt, avec la même ardeur qu’il souhaitait aujourd’hui sa guérison. Cet homme se jouait de lui, s’amusait à le jeter par terre, à le relever, à le soigner, à le démoraliser, à le salir et à obtenir sa reconnaissance. De toute évidence, le suprême plaisir de Kisiakoff était d’agiter les créatures, d’imiter le destin, de se substituer à Dieu. Depuis que Volodia était tombé en son pouvoir, il se jugeait privé de toute volonté efficace. Il n’avait plus que des caprices. Il devenait femme.
— Je devrais, en effet, te mettre à la porte, dit-il.
— Parfait, dit Kisiakoff en boutonnant son veston. Je ne demande que ça. Seulement, si je m’en vais, ce sera pour toujours. Tu vivras sur tes économies. Tu seras seul. Tu te suicideras.
Il fit un pas, posa ses deux mains sur les épaules de Volodia et le questionna violemment :
— Y a-t-il beaucoup d’amis qui t’aient rendu visite pendant ta maladie ?
— Non.
— Tu n’intéresses plus personne. Tu n’appartiens pas au même monde, à la même époque que les autres. Moi seul suis capable de te supporter. En souvenir de ta mère. Uniquement en souvenir de ta mère !
Il renifla avec sentiment. Des fibrilles rouges striaient son nez.
— Adieu, dit-il enfin en tendant sa main à Volodia.
Volodia considéra la main ouverte, pendue devant lui dans le vide. Cette comédie l’irritait. Kisiakoff savait aussi bien que lui qu’il s’agissait d’une fausse sortie. La scène s’était renouvelée plus de vingt fois depuis le début de leur vie commune. Ces disputes rituelles n’aboutissaient à rien. Elles détendaient les nerfs, tout au plus. Elles faisaient passer le temps.
— Ingrat ! dit Kisiakoff en plongeant la main dans sa poche. Après ce que j’ai fait pour toi ! Ah ! tu me tords les entrailles ! Va mettre ton manteau, nous partons.
— Je n’irai pas chez l’oculiste, dit Volodia.
— Pourquoi ?
— Je me moque d’être beau ou laid, de porter un œil de verre ou un bandeau noir.
Il éprouvait un besoin sournois
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