Le Sac et la cendre
visage. Le rayonnement d’une peau étrangère se rapprochait de lui. Une langue mal éveillée cherchait ses lèvres.
— Tu ne dors plus ? demanda-t-il.
— Si. Tu m’as fatiguée. Mais je t’embrasse en rêve.
Une chevelure de soie traîna sur la poitrine de Volodia, le chatouilla au niveau du cœur.
— C’est fou, ce que tu me plais ! reprit la voix sombre, Jamais un homme ne m’a plu comme ça. On se reverra ?
— Bien sûr.
— Ma copine est moins bien partagée avec le gros barbu.
— Qui sait ?
— Moi, je sais. Ce serait malin, si je tombais amoureuse pour de bon. Voilà que j’ai envie de pleurer !
Elle renifla deux ou trois fois, pour la forme, et se tut. Volodia l’attira contre lui, serra violemment ce fardeau fade et doux, rêche vers le centre. Dans l’ombre, il substituait le visage de Tania au visage de Marina. Cela ne changeait rien. Toutes les femmes se valaient. La vie était belle. Une pensée absurde le visita soudain et arrêta sa respiration : « Si Marina avait un œil de verre ! Tout à coup, comme ça. Moi, je suis sain, j’ai mes deux yeux, et j’apprends qu’elle a un œil de verre. » Un tremblement lui saisit la nuque. Sa chair se hérissa, devint moite de dégoût. « Je ne pourrais pas. Et elle, si elle savait que je suis estropié, raccommodé vaille que vaille, trouverait-elle encore le courage de me caresser ? N’aurait-elle pas horreur de moi, comme j’aurais eu horreur d’elle ? »
Il leva la main, toucha le globe d’émail dur à travers sa paupière baissée. Une irritation infime lui creusait l’orbite. Toute sa joue droite lui démangeait. Il crut qu’il allait s’évanouir. Il le souhaita. Mais sa conscience résistait encore. Comment avait-il osé être heureux à cause d’un œil de verre ? Sa félicité, quoi qu’il fît, reposait sur une supercherie. Il ne pouvait pas davantage se prétendre beau qu’un acteur qui joue le rôle d’un roi ne peut se prétendre roi, sous prétexte qu’il porte une couronne en carton lorsqu’il entre en scène. Comme l’acteur, il bénéficiait d’un mensonge, d’une illusion, d’une convention éphémère. Rien n’était vrai dans son personnage. « Un pauvre type qui essaie de se donner le change. » Ces paroles roulaient comme un tonnerre et se répercutaient dans des salles vides. Le ronflement de Kisiakoff traversait la cloison. Volodia évoqua la femmelette brune accrochée comme une sangsue au flanc gras et pâle de Kisiakoff. « Lui est vrai. Il est tel qu’il est. La petite garce sait ce qu’elle caresse, ce qu’elle embrasse. Pas de surprise. » Des images de vermisseaux blancs, de chiennes crevées, d’épluchures molles comblaient sa tête comme une poubelle. Il était bourré d’ordures. Il étouffait de honte et d’aversion devant lui-même. Et Marina cherchait sa chaleur, promenait une main experte le long de ses cuisses, l’idiote. « Ah ! qu’elle cesse, qu’elle s’en aille, qu’elle me prive enfin de sa viande amoureuse ! Je ne veux rien que la solitude ! »
— Tu t’écartes, viens donc plus près, murmura la fille.
— Attends un peu, dit Volodia d’une voix sourde.
Et, dans l’ombre, il souleva d’un doigt sa paupière droite, tenta d’extraire l’œil en verre de sa cavité. Mais il était maladroit. Son index glissait sur le globe émaillé sans le décoller de l’orbite. Il haletait d’impatience.
— Que fais-tu ? demanda Marina. Je t’entends qui remue.
— Rien. Reste tranquille.
Enfin, un petit poids vif se détacha de son visage. L’air libre baigna la surface fourmillante de la plaie. Dans sa main, Volodia tenait l’œil artificiel, tout tiède encore et humide. Une nausée lui haussa le cœur.
— Quelle saleté ! dit-il.
— Quoi ?
Volodia se rapprocha de la fille et lui baisa le cou délicatement.
— Chéri ! gémit-elle. Tes lèvres sont douces.
— Tu m’aimes ?
— Comme une folle !
— Tu me juges à ton goût ?
— Quelle question ! Tu le sais bien.
— Je vais allumer la lampe.
— Pourquoi ?
— Pour m’amuser.
Il étendit le bras, chercha à tâtons le commutateur. Il grommelait :
— Allons, bon !… Je ne trouve pas le bouton…
Soudain, la lumière jaillit.
Volodia dressa la tête, ouvrit les paupières et
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