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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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chose à l’oreille.
    — Sont-ils gentils ! dit Kisiakoff.
    Il éteignit la lampe. Dans l’obscurité, sa voix résonna fortement :
    — Je suis un vieux loup ! Hou ! hou ! Je cherche les brebis blanches !
    Il heurta un meuble :
    — Où sont les brebis blanches ? Ah ! j’en tiens une !   Miam !
    Un rire chatouillé répondit à cette menace. La copine gloussait de joie :
    — Oï ! Aïe ! Tu me fais mal, mon gros chéri.
    Enfin, la porte se referma avec un miaulement sinistre.
    Volodia entendit encore des rires et la chute lourde de deux corps sur un sommier grinçant.

X
    L’auto roulait lentement dans un paysage de boue grise, de vapeur et de jeunes feuillages. Le chauffeur sifflait une chanson monotone, ponctuée d’une fausse note à chaque cahot. Les épaules appuyées au dossier de la banquette, les mains sur les genoux, Malinoff tentait de dormir. Cette tournée d’information était plus fatigante qu’il ne l’avait d’abord supposé. En quelques jours, il avait vu tant de généraux, tant d’attachés de presse, tant de parcs d’artillerie, tant de cartes et tant de cantonnements, qu’il confondait les visages, les objets et les lieux en une seule matière indéfinissable. À travers ces expériences successives, la physionomie du conflit lui apparaissait très différente de tout ce qu’il avait imaginé à l’arrière. À la Stavka, quartier-général du grand-duc Nicolas, il avait été reçu par le grand-duc en personne, dans le train qui servait de chancellerie. Le généralissime, sorte de colosse barbu, au visage taillé dans le bois, avait lu les récits de Malinoff sur la campagne de Mandchourie et s’était déclaré particulièrement heureux qu’un écrivain de talent consentît à renseigner le public sur le véritable aspect de la guerre. Malinoff, bien qu’il fût antimonarchiste, avait été touché, plus que de raison, par les éloges du grand-duc. Il se reprochait encore aujourd’hui l’espèce de respect servile qu’il avait éprouvé lors de sa visite à la Stavka. Après lui avoir serré la main, le grand-duc Nicolas l’avait convié à partager le déjeuner des officiers au wagon-restaurant. Contrairement aux prévisions de Malinoff, le repas avait été frugal. L’alcool était proscrit, conformément à l’édit de tempérance. Aux parois, pendaient des affiches bizarres. L’une d’elles interdisait d’échanger une poignée de main avec qui que ce fût, sous peine d’une amende de trente kopecks au profit des blessés. Une autre représentait le cosaque Krutchkoff tenant sur sa tête onze dragons allemands. Il y avait aussi de nombreuses cartes du front, piquées d’épingles à têtes multicolores. Malinoff avait demandé au grand-duc s’il ne verrait pas d’inconvénient à ce que des journaux publiassent les détails de cette installation sommaire. Et le grand-duc avait acquiescé, en riant, à sa requête. Durant tout le repas, d’ailleurs, le général en chef de l’armée russe s’était montré d’une humeur calme et joyeuse. Malinoff en avait conclu que les opérations militaires se déroulaient à l’avantage des Alliés. Mais, en sortant de table, un lieutenant-colonel lui avait appris que les Allemands concentraient leurs troupes pour lancer une offensive violente en direction de Riga, Dvinsk et Vilna, et que la situation des forces russes dans ce secteur pouvait devenir difficile.
    À présent, lorsqu’il réfléchissait aux impressions qu’il avait rapportées de la Stavka, Malinoff comparait cette institution à un bureau d’ingénieurs. Là-bas, la guerre n’était encore qu’une abstraction, un jeu de chiffres, un calcul de probabilités. Ce n’étaient pas des soldats qui combattaient, mais des numéros d’unités, de petits rubans, des pattes de mouches. Ce n’étaient pas des villages qui flambaient, d’immenses espaces de terre russe qui tombaient aux mains de l’ennemi, mais des surfaces infimes, sur la carte, qui se couvraient de hachures bleues ou rouges. Et, sans doute, fallait-il qu’il en fût ainsi, car toute guerre eût été impossible si les dirigeants ne s’étaient élevés en pensée à des hauteurs suffisantes pour oublier qu’ils régnaient sur leurs semblables et non sur des fourmis. Cependant, à mesure qu’il descendait les degrés de l’échelle hiérarchique, passant de

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