Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
Vom Netzwerk:
et cria :
    — J’ai pu trouver deux charrettes supplémentaires. Continuez votre travail.
    À neuf heures du soir, un officier cosaque arrêta son cheval devant la grille et demanda à parler au médecin de service. Dès que Siféroff se fut présenté à lui, l’officier se mit à hurler :
    — Comment ! Vous êtes encore là ? C’est insensé ! J’ai ordre de brûler Zolkiew pour ne rien laisser derrière nous qui puisse être utilisé par l’ennemi. Combien vous reste-t-il encore de blessés à transporter ?
    — Une dizaine.
    — Eh bien, dépêchez-vous. Je ne peux pas attendre.
    Il fouetta sa monture et repartit au galop. Bientôt, retentirent des éclatements de grenades, et un tourbillon de flammes monta en rugissant vers le ciel étoilé. Dans les rues, les cosaques chassaient à coups de nagaïkis les derniers habitants qui avaient refusé de quitter leurs maisons. Une cohue gesticulante et criarde dévalait la chaussée qui conduisait à l’hôpital. Les charrettes furent englouties instantanément dans le flot de la foule. Pris de peur, les chevaux hennissaient, ruaient dans leurs brancards. Les blessés geignaient, sacraient, crachaient des injures. Groupés autour des voitures, les ordonnances et les infirmières en interdisaient l’accès aux fuyards. Les yeux écarquillés d’horreur, la poitrine vide, Nina voyait couler devant elle ce fleuve de faces démolies. Des hommes, des femmes, des enfants, passaient en trottant, frôlaient son visage de leur odeur de cuir, de leur haleine de bétail. Parfois, un paysan à la figure ravagée de terreur, aux prunelles exorbitées, bêlait :
    — Notre bienfaitrice, laisse-nous monter ! On se fera petit !
    — Ce n’est pas possible, disait Nina d’une voix atone. Les blessés d’abord…
    — On a brûlé notre maison ! piaillait une matrone échevelée, dont les vêtements en lambeaux attestaient qu’elle avait dû lutter contre les soldats. Tout est perdu ! Sois charitable petite sœur ! Sauve-nous !
    Des marmots pleuraient. Leurs sanglots déchiraient le cœur de Nina. Un vieillard barbu et bossu, ayant contourné la deuxième charrette, tenta de se hisser sur le siège du conducteur. Le docteur Siféroff courut à lui, le tira en arrière, le frappa au visage. Ils roulèrent tous deux sur la route. On les sépara. L’homme s’enfuit en montrant le poing. Deux brancardiers essayaient de traverser le courant humain pour parvenir jusqu’au convoi. En apercevant le blessé qu’ils transportaient sur une civière, des femmes se mirent à crier :
    — Salauds ! C’est à cause d’eux ! À cause des blessés ! Jetez-les à terre ! Reprenons nos charrettes ! Elles sont à nous, les charrettes !
    — Vous n’avez pas honte ! glapit Siféroff en s’élançant au secours des brancardiers.
    — Pourquoi ? Les Allemands ne leur feront rien, aux blessés…
    — Ça sert à quoi, des blessés ?
    — Les charrettes ! Rendez les charrettes !
    — Avancez, voilà les cosaques !
    Un bruit de galopade résonna au bout de la rue, et la foule se remit à courir stupidement, droit devant elle. De nouveau, dans le champ visuel de Nina, déferlèrent en se bousculant des chapelets de masques hideux, aux bouches noires, aux yeux de porcelaine. Accotée à la roue d’une voiture, la tête droite, les bras écartés, elle laissait se déverser sur elle ce torrent de hargne et de douleur. Toutes les injures, toutes les menaces, toutes les supplications s’adressaient à elle. Crucifiée devant la misère des hommes, elle en assumait l’entière responsabilité. Soudain, elle sentit un contact chaud et gluant sur sa main gauche. Du sang filtrait hors des planches disjointes de la charrette. Elle tressaillit. Son regard se voila.
    — Canailles ! Antéchrist ! Buveurs de sang ! braillaient les voix discordantes.
    Ces cris la souffletaient au visage.
    — Mon Dieu ! balbutia-t-elle, ayez pitié d’eux et de nous. Tous nous sommes vos enfants, n’est-ce pas ?
    L’incendie se rapprochait en grondant. Des grenades éclatèrent encore. Et une clarté féroce embrasa les faces en déroute.
    Une immense clameur déchira la multitude :
    — Sauve qui peut !
    — Au secours !
    — Vanka ! Monte sur mes épaules !
    — Où est la petite ? Tu l’as perdue, imbécile ! Je t’avais dit de ne pas

Weitere Kostenlose Bücher