Le Sac et la cendre
la lâcher. Maria ! Maria !
— Vite ! vite, les gars !
Une bouffée de chaleur roula jusqu’à la figure de Nina. L’odeur du bois brûlé emplit sa gorge comme un tampon. Dans le ciel, des toitures craquaient, vomissaient leurs trésors d’étincelles. Hors des fenêtres, s’échappaient des spirales de fumée rose. Un clocher, tout au bout de la ville, prit du ventre, creva par le milieu et s’abîma dans une explosion de poutrelles incandescentes. Les brancardiers chargeaient les ultimes blessés dans les charrettes, leurs camarades, entassés à l’intérieur des voitures, criaient faiblement :
— Qu’est-ce qu’on attend pour partir ?
— On va rôtir comme des rats, si on reste encore !
— Eh ! docteur, docteur ! Donnez l’ordre !
Enfin, les derniers fugitifs, pliés en deux sous le poids des balluchons et des valises, défilèrent devant l’hôpital. Un Juif barbu, vêtu d’une redingote noire et coiffé d’une calotte de velours, poussait devant lui une voiture d’enfant pleine de vaisselle, de pendulettes et de livres. Parfois, un bouquin tombait sur la chaussée. Le Juif le ramassait, soufflait dessus et le remettait à sa place, en maugréant. Les cosaques arrivèrent au trot et s’arrêtèrent à hauteur des charrettes. Une expression de sauvagerie et de décision durcissait le visage des hommes. Ils tenaient des fouets à la main. De leurs poches sortaient des bouteilles et des pains qu’ils avaient dû voler dans les maisons vides. L’officier qui les commandait s’approcha de Siféroff :
— Vous pouvez vous mettre en marche. Je vais dégager le chemin devant vous.
Et le peloton s’éloigna dans un nuage de poussière. Le crépitement de l’incendie gagnait rapidement du terrain. Les flammes se communiquaient d’une maison à l’aube Bientôt, les arbres de l’hôpital commencèrent à flamber. Les reptiles de feu s’enroulaient autour des troncs, tressaient des filigranes scintillants dans les branches. Les feuilles craquaient, s’envolaient en papillons radieux.
Nina songea au petit banc ombragé, dans l’allée de sable jaune, au chemin des fourmis, au bonheur calme qu’elle avait connu quelques instants plus tôt, et la tristesse de ne pouvoir retourner à cette place s’empara d’elle avec une acuité si poignante qu’elle oublia tout le reste. La voix de Siféroff la tira de sa rêverie :
— On part. Montez devant avec moi. Le conducteur s’est enfui. Nous mènerons l’attelage à tour de rôle.
Lorsque la charrette s’ébranla, une plainte atroce retentit derrière les épaules de Nina. Les blessés, secoués sur leurs lits de paille, râlaient de douleur :
— Laissez-nous ! Laissez-nous crever !
— Combien de verstes jusqu’à Rovno ? demanda Nina ?
— Cent verstes, dit Siféroff.
— Mon Dieu ! nous n’arriverons jamais. Ils seront tous morts avant !
— Je dois exécuter les ordres, prononça Siféroff avec colère.
Son visage, aux lueurs du brasier, était devenu impassible, inhumain. Dans ses yeux brillait une résolution tranquille.
— Pourquoi ? Pourquoi ? murmura Nina en se signant.
La charrette, bourrée de cris, s’engagea dans une voie transversale. D’autres charrettes suivaient, conduites par les sœurs de charité ou par les ordonnances, car tous les cochers réquisitionnés par Siféroff avaient déserté leur poste et s’étaient joints à la débandade de la population.
Les chevaux avançaient lentement entre les façades attaquées par les flammes. Un tunnel de clartés palpitantes aspirait cette procession de débris humains. Les fenêtres crachaient des éclats de vitre, des gerbes d’escarbilles et des flots de fumée ardente. Une chaleur de fournaise desséchait la peau. Nina respirait difficilement. Derrière elle, les hommes vagissaient à chaque tour de roue :
— Doucement !
— À boire !
— Donnez-nous de l’eau !
Elle crut que sa tête allait éclater de dégoût. Soudain, en ne retournant, elle vit l’un des blessés qui s’était laissé choir hors de la charrette et demeurait étalé au milieu de la route, gesticulant et hurlant :
— Moi, je reste ! Moi, je suis content ici !
Aussitôt, Siféroff arrêta l’attelage, courut vers le blessé et le chargea sur son épaule. Nina n’aurait jamais supposé que le
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