Le Sac et la cendre
mari ? demanda Siféroff.
— Il ne mérite pas de réponse, dit Nina.
La canonnade roulait à l’horizon. Le crépuscule abaissait les feuillages des arbres.
— Je vous remercie, Nina, dit Siféroff.
Leurs regards se heurtèrent. Une noble douceur baignait les yeux de Siféroff. Il avait l’air heureux et calme. Nina eut envie de lui baiser la main.
Soudain, il se mit à rire :
— Oui, oui, nous sommes tous les deux des maniaques du sacrifice. Et qui nous en saura gré ?
— Les blessés.
— En êtes-vous sûre ? Quand ils retourneront chez eux, amputés, affaiblis, incapables de travailler et de méditer sainement, croyez-vous qu’ils ne nous maudiront pas de les avoir sauvés de la mort ? Par moments, je me dis que ce n’est pas les agonisants qu’il faut plaindre, mais les éclopés qui, grâce à nos soins, restent en vie pour continuer de souffrir. Souvent, j’envie ceux qui s’en vont, ceux qui n’assisteront pas à la fin du spectacle…
Il arracha une feuille verte et la froissa dans sa main, nerveusement. Nina se sentit happée par un souvenir délicieux. Elle pensait à son père, à la roseraie rôtie de soleil, au bourdonnement des abeilles autour des arbres fruitiers. Se pouvait-il qu’il y eût encore, quelque part, des jeunes filles amoureuses qui cueillaient des fleurs dans les prés, des pâtisseries ouvertes, des enfants qui jouaient à cache-cache ?
— On parle de quatre millions de morts, dit Siféroff, et la boucherie se développe. Pourquoi ne signe-t-on pas la paix ? Ce ne serait pas une trahison. Il faudrait que le tsar expliquât aux Alliés l’état d’épuisement extrême de la Russie. Il faudrait qu’il leur avouât tout bonnement notre manque de préparation, notre absence de matériel, nos menaces intérieures. Envers qui l’empereur a-t-il les plus graves obligations ? Envers son peuple, ou envers les Alliés ? À qui a-t-il juré fidélité lors de son couronnement ? À la Russie, ou à la France et à l’Angleterre ?
Il essuya son visage avec un mouchoir sale. Ses mains tremblaient.
— Je sais bien, reprit-il. Ce que je dis est horrible. Je n’aurais jamais osé parler ainsi quelques mois plus tôt. Mais, devant l’absurdité de ce massacre, je ne peux plus me taire. Ils invoquent la retraite de 1812, ils comparent le grand-duc Nicolas à Koutousoff, ils proclament : « Les espaces russes absorberont et détruiront l’ennemi. » Des mots ! Des mots ! Et, pendant ce temps-là, on tue les meilleurs fils de la Russie. Regardez ce journal français que m’a prêté un officier…
Il tendit à Nina un vieux numéro du Figaro , avec un article encadré au crayon rouge :
« Les journalistes français encensent le grand-duc, pour qui le général Joffre a de l’estime, vantent la résistance et la bravoure du soldat russe, minimisent nos défaites, exaltent nos victoires. Pourquoi ? Ils n’ignorent pas pourtant que nos hommes se battent avec un fusil pour trois, sans soutien d’artillerie, et que les blessés meurent faute de médicaments ! Aujourd’hui, un sous-officier cosaque m’a dit, avant l’opération : “Je préfère mourir pour ne plus voir mourir les autres.” Moi aussi, je préférerais mourir pour ne plus voir mourir les autres ! »
Il se tut et regarda une procession de fourmis qui traversait l’allée de sable jaune.
— Ce qui me donne encore du courage, dit Nina, c’est la conviction que ma fatigue est aimable à Dieu. Que notre effort soit inutile selon la logique des hommes, c’est possible. Mais que Dieu nous sache gré de notre besogne, c’est certain. Lorsque ma souffrance et mon dégoût sont trop intenses, je sens poindre en moi une espèce de plaisir très pur. Ce plaisir-là, c’est Dieu qui me l’accorde. Je ne l’échangerais contre aucune satisfaction terrestre. Si je partais pour retrouver mon mari, mes parents, il me manquerait quelque chose. Il me manquerait de ne manquer de rien. Je serais malheureuse d’être heureuse. Vous me comprenez ?
— Oui, dit Siféroff.
Il observait toujours les fourmis. Il dit enfin :
— Ces fourmis s’agitent, vont, viennent, et je peux les écraser avec mon pied… Accepter d’être une fourmi… Bénir le pied qui vous écrase… C’est difficile… Il y a des mois que je n’ai plus pensé à moi-même… Je ne sais
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