Le Sac et la cendre
peu et déboutonna le col de sa veste. Sur la table, il y avait un verre plein de bière pâle et tiède. Akim trempa ses lèvres dans la mousse blanche et reposa le verre sur un coin de la carte.
— L’intervention des cinq volontaires est-elle vraiment importante pour la réussite d’ensemble de l’opération ? demanda Michel.
— Très. Les mitrailleuses allemandes nous gênent…
— Donc, dit Michel, il faut que tu mettes toutes les chances de ton côté, que tu choisisses des hommes parfaitement décidés à risquer leur vie, et capables aussi d’initiatives personnelles. Je crois remplir ces conditions.
Le visage d’Akim devint petit et sec. Une lueur méchante glissa dans ses yeux.
— Ne t’imagine surtout pas que je t’admire, dit-il.
— Je ne cherche pas l’admiration.
— D’autres vont au combat par amour de la patrie, Leurs mobiles sont nobles. Ton héroïsme à toi est suspect.
— Quels que soient mes motifs, le résultat seul doit compter.
— Tu n’es qu’un désespéré.
— À la guerre, un désespéré qui veut se rendre utile vaut mieux que dix gaillards ménagers de leur sang. Si je n’étais pas ton beau-frère, tu n’hésiterais pas à me désigner d’emblée.
— C’est exact, dit Akim.
— Or, en tant qu’officier, tu n’as plus le droit de penser à nos relations personnelles. Le devoir te commande d’oublier mon nom. Je suis pour toi un hussard comme les autres. Emploie-moi donc selon mes capacités.
Akim fronça les sourcils et tapota le bord de la table, du bout des doigts, avec mécontentement. Il reconnaissait que Michel avait raison, en principe, mais le souvenir de Tania compliquait les données du problème. Elle lui avait écrit cent fois de veiller à ce que Michel ne s’exposât pas inutilement au danger. Et il avait accepté de jouer ce rôle de gardien. Mais, à présent, la comédie dépassait ses forces. On le transformait, lui, le capitaine Arapoff, en nourrice sèche, en bonne d’enfant. C’était grotesque. De nouveau, il regretta que Michel servît dans son escadron.
— Eh bien ? dit Michel. J’attends ta décision.
Akim, distrait, réfléchissait encore. Il s’étonnait que Michel fût si profondément tributaire des autres, sensible aux événements du cœur, au charme des femmes, au choc des paroles, tout épanoui, déplié et vulnérable devant la vie. Quant à lui, rien d’humain ne pouvait l’atteindre Attentif à préserver sa tranquillité intérieure, il ne s’intéressait guère aux êtres qui l’entouraient, et s’efforçait de maintenir une distance rassurante entre son prochain et lui-même. Cette tactique d’isolement avait pour principal effet de le soustraire à mille soucis, qui, d’ordinaire, tiraillaient ses semblables. Retiré dans sa coquille, il n’offrait aux contacts du monde qu’une surface glissante, impeccable, sur laquelle rien ne mordait. Aujourd’hui, devant Michel, il s’appliquait à oublier toute passion pour devenir un juge froid. Après un accès de sollicitude imbécile, il reprenait de la hauteur. Il décidait en chef. Du bout des lèvres, il grommela :
— C’est entendu. Tu diras à Stépendieff que je prends les cinq premiers de la liste.
— Merci, dit Michel.
Akim lui jeta un coup d’œil brillant et vif comme un éclat de pierre :
— Pourquoi ? Parce que tu vas te faire tuer ?
Michel ne répondit pas. Akim l’examinait, cherchant à deviner l’association de ses idées. Il le sentait à la fois heureux et inquiet, condamné et triomphant. Une montagne de paroles inexprimables les séparait.
Dans la cour, Stépendieff se querellait avec un autre maréchal des logis pour une question de cantonnement et de fourrage :
— La grange était réservée pour le 5 e escadron !
— Non, pour le 2 e .
— Non, pour le 5 e , vermine pourrissante ! Je te ferai voir ! On demandera au capitaine !
Un hussard aiguisait son sabre. L’acier de la lame grinçait gaiement contre la pierre. Quelqu’un hurla :
— Oh ! la belle fille !
— C’est la femme du garde forestier.
— Si tu crois que ça me gêne.
Un rire grêle s’éleva dans le soleil :
— Laissez-moi, diables que vous êtes !
— Tu ne regretteras pas, dit Michel en se levant.
Akim voulut répliquer, hésita, se troubla et fit signe à Michel de
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