Le Sac et la cendre
même plus si j’existe… Je suis devenu une machine à tailler les chairs, à coudre les plaies…
— Pas pour tout le monde, murmura Nina.
Et elle se sentit rougir. Siféroff inclina la tête :
— Écoutez les oiseaux qui chantent, dit-il. Le bruit de la canonnade ne les effraie même plus.
Ils restèrent silencieux. Nina était frappée par la paix frémissante et verte qui émanait du jardin. Une langueur agréable, comme après une perte de sang, affaiblissait son corps. Le profil de Siféroff se découpait sur un fond de feuillages obscurs. D’un regard tendre, elle caressa cette joue un peu lourde et mal rasée, cette bouche expressive, ces paupières striées de plis bruns. Mille pensées indicibles se partageaient son attention. Elle était enfermée dans une joie incommunicable, personnelle, à laquelle Siféroff lui-même demeurait étranger. Elle désira remercier quelqu’un pour cet instant de plénitude. Un galop retentit aux abords de la grille. Siféroff se leva.
— Qu’est-ce que c’est encore ? dit-il avec lassitude.
Il y eut des bruits de voix dans le fond du jardin. Un cosaque au visage haletant, aux yeux bleus et vides, parut au tournant de l’allée. Il marchait en se dandinant un peu, comme un homme qui vient de parcourir une longue distance à cheval. Ayant salué Siféroff, il lui remit un pli et se figea dans un garde-à-vous rigide. Une petite araignée était tombée sur sa vareuse et rampait le long de l’épaulette. Nina regarda l’araignée avec amusement. Puis, elle regarda Siféroff. Il était devenu très pâle.
— C’est bon, dit-il. Tu peux partir. Le nécessaire sera fait.
Lorsque le cosaque se fut éloigné, Nina demanda rapidement :
— Un ordre de repli ?
— Oui, dit Siféroff, et qui ne souffre aucun retard. Le Quartier Général nous commande d’évacuer immédiatement l’hôpital et de nous acheminer vers Rovno. Un détachement de cosaques est déjà parti pour mettre le feu à Zolkiew.
— A-t-on prévu un train pour l’embarquement des blessés ?
— Pensez-vous ! Il faudra réquisitionner des charrettes.
Il fourra la dépêche dans la poche de sa blouse et se dirigea en courant vers la maison.
Deux heures plus tard, une dizaine de charrettes rustiques stationnaient devant la villa. Les ordonnances rouges, suantes, poussaient à travers le jardin des brouettes pleines de linges, de fioles, d’instruments et de paperasses administratives. Les sœurs de charité trottaient d’une chambre à l’autre pour assembler les vêtements de leurs pensionnaires. Enfin, les brancardiers chargèrent les blessés sur des civières, et le transport commença. Nina marchait au côté d’un jeune artilleur à la face entourée de bandages, qui s’appuyait sur son épaule et geignait :
— Frères orthodoxes, laissez-nous mourir !
Lorsqu’on l’eut étendu dans une charrette, sur un lit de paille, il se mit à chanter d’une voix de tonnerre « Combien Dieu est célèbre à Sion… » Nina le laissa pour retourner à l’hôpital. Elle courait à petits pas dans l’allée sablonneuse. Le ciel, au-dessus d’elle, était d’un bleu tiède et profond. Des moustiques dansaient à hauteur de ses joues. Comme elle arrivait au perron de la villa, deux ordonnances sortirent, portant avec précaution un jeune lieutenant qui venait d’être amputé des jambes. Il dormait encore, sous l’effet du chloroforme. Mais, subitement, un choc le réveilla et il dit d’une voix enfantine :
— Où allons-nous ?
— Nous partons, dit Nina. Laissez-vous faire.
— Mais je peux marcher…
Il voulut se dresser sur son séant, retomba en arrière, et de grosses larmes noyèrent ses yeux dilatés par l’épouvante.
— Oh ! c’est vrai, dit-il, c’est vrai. Pardonnez-moi !
Derrière lui, sur une autre civière, quelqu’un divaguait doucement :
— Vous comprenez, les copains, maintenant c’est fini. On va nous donner un bain, une jolie femme et de la vodka. Et le tsar dira : plus de guerre…
Nina, la gorge serrée, les genoux faibles, se retenait de pleurer. Devant les charrettes, des protestations s’élevèrent :
— N’en mettez plus ici !
— On est trop nombreux !
— Il saigne et ça me coule dessus. C’est pas possible !
— Oh ! dit Nina, que faire ?
Siféroff s’approcha d’elle
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