Le Sac et la cendre
sortir.
Quel que fût son désir de calme, un malaise persistait en lui. Toute sa journée menaçait d’être gâchée par des scrupules de conscience. Il marchait de long en large dans la cabane. Des idées absurdes le traversaient, dont la brusquerie et la nouveauté lui coupaient le souffle. « Ai-je le droit d’envoyer Michel à la mort ? Lui ou un autre, d’ailleurs. Cela ne change rien. Ai-je le droit ? Oui, puisque je suis son chef. Non, puisque je suis un homme. Nier le problème chrétien. Oui, c’est cela. Car, si on pense à Dieu, tout est perdu. Pourtant, Jésus-Christ a répondu à Pilate : “Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait été donné d’en haut.” Dieu exige de moi que je fasse mon métier jusqu’au bout, sans faiblesse. »
Il était rare qu’Akim pensât aux enseignements de la Bible. Cette subite intrusion de l’inquiétude chrétienne dans sa propre existence le surprit. Il demeura un instant immobile, frappé de vertige devant lui-même. De douces larves entouraient son cœur.
— Qu’est-ce qui me prend ? grogna-t-il. C’est stupide. La chaleur, sans doute, et cette sacrée bière !
Il bomba le torse, raidit les épaules. Mais la gêne demeurait, là dans la poitrine, intolérable et suave. « S’il veut mourir, c’est son affaire. Et Tania ? Que dira Tania ? Mais que dirait la femme de Fédotieff ou de Gavriloff. Ni plus, ni moins. Des femmes. Des hommes. Dieu au dessus. »
Une mouche bourdonnait à hauteur de ses yeux. Il chassa la mouche. Il aurait voulu pouvoir, de même, chasser les craintes qui l’assaillaient de toutes parts. Être de nouveau solide et imperméable au centre des questions.
Il se rassit devant la carte, la tête dans les mains, le regard fixe.
Plus tard, il résolut de se rendre auprès du baron Korf, commandant les hussards d’Alexandra, pour se faire confirmer la mission des cinq volontaires. Confusément, il lui semblait qu’en agissant de la sorte il se déchargeait de sa responsabilité au détriment d’un officier supérieur. Couvert par l’autorité du colonel, il n’aurait plus rien à se reprocher.
Comme il l’avait supposé, le baron Korf insista sur la nécessité d’envoyer les cinq volontaires à l’endroit prévu. Le plan général de l’opération était le suivant : au matin du 14 septembre, les 3 e , 4 e , 5 e et 6 e escadrons des hussards d’Alexandra devaient se dissimuler dans la forêt qui bordait la route de Vidzy et attendre le passage des colonnes allemandes. Les 1 er et 2 e escadrons s’approchaient de Boutchany où étaient cantonnées les réserves de l’ennemi. Dès que les volontaires auraient ouvert le feu sur les mitrailleuses qui défendaient l’entrée du village, ces deux escadrons se lanceraient à l’assaut et occuperaient les troupes de l’adversaire par une action de diversion aussi prolongée que possible. Simultanément, les quatre escadrons établis dans les bois, en lisière du chemin, attaqueraient le convoi, et, profitant de ce que le gros des forces allemandes serait engagé dans une bataille locale, disperseraient les formations en marche, accapareraient les fourgons de vivres et les voitures de munitions et se replieraient sur leurs positions primitives.
— La réussite de toute l’affaire, dit le baron Korf, dépend de la rapidité avec laquelle les cinq volontaires arriveront à neutraliser les mitrailleurs allemands. Si les deux escadrons ne peuvent pas s’emparer de Boutchany, ou, du moins, faire peser sur le village une menace malfaisante, les Allemands enverront des renforts sur la route et notre manœuvre échouera lamentablement.
— Mes volontaires sont des hommes sûrs, dit Akim.
— Recommandez-leur de ne se découvrir qu’au dernier moment. Voici l’emplacement des mitrailleuses.
Il tendit à Akim un croquis approximatif et dit encore :
— Je vous souhaite bonne chance. Allez. Que Dieu vous bénisse !
Quand Akim rentra au village, il était apaisé et presque joyeux. La pensée de Michel ne le tourmentait plus. L’opération du lendemain promettait d’être dangereuse et passionnante pour tout le monde. Quelques officiers étaient assemblés dans la cabane et mangeaient des boulettes de viande hachée avec des pommes de terre, Akim s’assit auprès d’eux. Les ordonnances apportèrent du
Weitere Kostenlose Bücher