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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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frais et d’oiseaux dans le ciel. » Maintenant, Michel était sûr qu’il mourrait. L’univers ne lui paraissait aimable qu’à cause de cette mort prochaine. Mais la nature avait beau forcer ses avantages, lustrer ses couleurs et moduler ses voix, il ne laisserait pas entamer sa décision par le moindre regret. Une lettre de sa femme lui avait appris le suicide manqué de Volodia. Ce suicide ne changeait rien. Simplement, tout devenait plus embrouillé et plus sale. En avançant vers les mitrailleuses, Michel s’éloignait de ceux qui avaient empoisonné son âme. Devant lui, il y avait la mort correcte dans le grand soleil.
    Il aspira une large bouffée d’air et continua de ramper en écartant les herbes, précautionneusement, devant son visage. Tout à coup, le souvenir de ses enfants le frappa « Ne plus penser à eux. J’ai demandé la mort. Donc, ils ne comptent plus. Ni eux ni personne. Seulement moi. Ce volume de chair et d’esprit qui est moi. Moi et la mort. » Il prononçait : « La mort », et tout semblait facile. Il répéta, pour son plaisir : « La mort, la mort. » Vraiment, ce n’était rien qu’un mot.
    Déjà, entre les touffes vertes, on distinguait le bord gris et croûteux de la route. Parmi les buissons, luisait le manchon d’une mitrailleuse. Encore une vingtaine de métres. Le cœur crispé, la tête vide, Michel détacha une grenade de sa ceinture et serra la poignée en bois dans sa main droite. Fédotieff imita son geste. Les guetteurs allemands ne se doutaient de rien. Ils bavardaient avec insouciance. Au-dessus du nid de feuilles, se balançaient deux casques tendus de housses beiges. Quelqu’un rit aux éclats :
    —  Unglaublich (3)  !
    Encore dix pas. Une torpeur froide envahit Michel. Il se sentit bizarrement extrait du monde quotidien, placé sur une scène, obligé de jouer un rôle qu’il ne savait pas. « Pourvu que tout marche bien. Ce serait ridicule si je commettais une faute. Quelle faute ? » Ses doigts se raidissaient douloureusement sur le manche de la grenade. Un fourmillement de feu attaquait son poignet. Une corneille passa en croassant dans le ciel. Michel sursauta, comme s’il eût été découvert. Soudain, les casques allemands s’agitèrent. Une voix hurla, de l’autre côté de la toute :
    —  Achtung  !  Hier  !  Hier  !  Hast du gesehen  ?  (4)
    Sans réfléchir, Michel se dressa sur les genoux et lança la grenade. Une explosion de flammes noires creva le paysage. D’autres explosions retentirent. Et, à travers la fumée, les mitrailleuses crépitèrent par saccades.
    — Manqué ! glapit Michel, et il empoignait déjà une seconde grenade.
    Un choc inattendu le jeta sur le sol. Dans un tournoiement de brouillard jaune et gris, il vit Fédotieff qui s’affalait à son tour. Une seule mitrailleuse était hors de combat. L’autre balayait la prairie. Pourquoi Gavriloff et Mouratoff ne faisaient-ils rien ? Étaient-ils tués, blessés ? Des Allemands en armes sortaient du village. Les deux escadrons de hussards dévalaient la pente au galop. Mais le terrain était trop mou. Les chevaux s’enfonçaient dans la glèbe marécageuse. Et la mitrailleuse tapait commodément sur cette troupe lente à se mouvoir. Des cavaliers basculaient hors de leurs selles. Des chevaux sans maître couraient follement dans tous les sens. Michel voulut se relever pour lancer une autre grenade. Son bras droit ne lui obéissait plus. Une matière inerte et volumineuse commençait au niveau de son épaule. Sa manche était pleine de sang. Il prit la grenade dans sa main gauche et, avec un effort qui le fit hurler, la projeta vers la mitrailleuse. La grenade tomba sans éclater. Michel roula pesamment dans l’herbe. Les hussards, dispersés, rebroussaient chemin, remontaient la côte vers le bois. L’attaque était manquée. Mais peut-être se reformaient-ils, peut-être allaient-ils revenir en lave ? Un cheval abandonné errait à quelques pas de Michel. Rompu, la bouche en feu, les yeux brûlés de poudre, Michel se traîna vers lui. Comme il approchait, l’animal pointa les oreilles et fit un écart. C’était une monture de l’escadron. Michel la reconnut, l’appela par son nom :
    — Strélok, Strélok…
    Strélok s’immobilisa, baissa la tête et hennit doucement… La mitrailleuse s’était

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