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Le Sac et la cendre

Le Sac et la cendre

Titel: Le Sac et la cendre Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Troyat
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tue. Quelques coups de feu isolés claquèrent encore. Michel se leva, plaça son pied dans l’étrier, enfourcha la bête, maladroitement, en s’aidant de la main gauche. À peine fut-il en selle que la mitrailleuse reprit son martèlement meurtrier :
    — Va ! va ! cria Michel.
    Le cheval partit au galop. Subitement, une barre de fer frappa Michel à la hauteur des reins. Toute sa vie lui remonta dans la bouche. Il rugit :
    — Salauds !
    Puis, il sentit qu’il devenait mou et sans forces. Il glissait hors de la selle. Il ne savait plus se retenir. Ce mouvement vers la mort était interminable et suave. « Il faut faire quelque chose. Mais quoi ? Voyons, voyons. Je tombe. C’est sûr. Et après ? » Tout son corps perdit l’équilibre, vira d’une façon grotesque, et il cogna le sol avec son épaule, violemment. Son pied droit était pris dans l’étrier. Il voulut le dégager, mais ne put y réussir. Les courroies étaient tordues. Et Strélok, épouvanté, courait toujours droit devant lui. Traîné à la renverse, Michel appela désespérément :
    — Strélok, Strélok !
    Des cailloux lui râpaient la joue. Des herbes lui giflaient les yeux. Il avait la bouche pleine de boue et de sang. Il suffoquait. Dans un rapprochement horrible, il voyait venir à lui, rapidement, toutes les menaces de la terre : les pierres, les trous, les vieilles racines. Il tâchait de les éviter par des torsions du corps qui le faisaient râler de souffrance. Sa jambe droite n’était plus qu’une tresse de nerfs à vif. Sa tête heurtait le sol par saccades. C’était Volodia qui lui tapait le crâne contre les murs. Et Michel ne pouvait pas se défendre. Sa cervelle sonnait comme une casserole attachée à la queue d’un chat. L’univers prenait une teinte rouge. Il perdit connaissance.
     
    Lorsqu’il rouvrit les yeux, il était étendu à l’orée d’un boqueteau inconnu, fait de sapins et de bouleaux. Le cheval avait disparu. Dans le ciel sombre, brillaient les premières étoiles. Non loin de lui, reposaient d’autres corps immobiles, dont les genoux pointaient hors de l’herbe. Un silence lugubre encerclait le monde. Michel tenta de se soulever sur un coude, mais c’était impossible. Son dos était de bois, lourd et plat, encombrant. Une flaque de sang noir s’arrondissait autour de ses hanches. Un frisson courut à la surface du liquide. « Ça doit couler encore », songea Michel. Il ne souffrait pas de ses blessures. Seules les égratignures et les ecchymoses de son visage étaient irritantes. Il mourrait sans douleur. C’était bien.
    Au-dessus de cette chair détruite et qui ne se révoltait plus, veillait encore un peu de conscience. Combien de temps verrait-il ces feuillages et ce ciel ? Une heure ? Deux heures ? Il ferma les paupières, et son corps descendit un escalier en sautant à chaque marche. Il retrouvait dans ses muscles les sensations de cette course absurde, où le cheval l’avait traîné, face à terre, comme un pantin. Puis, il réfléchit à l’attaque manquée, à ses camarades, à Tania, aux enfants. Mais aucune de ces pensées ne l’intéressait plus. Rien de vivant ne pouvait remuer son âme. Il avait franchi une frontière mystérieuse, au-delà de quoi tout prenait un autre sens, grave et serein. Il entrait dans l’éternité. Encore quelques gouttes de sang, et il ferait partie de la nature. Ce qui était important, capital immuable, ce n’étaient ni les figures d’autrefois, ni la bataille perdue, ni cette douleur chaude et bête dans le dos, mais la forme des feuilles, la profondeur du ciel, l’odeur d’absinthe et de ciguë qui montait du sol. Par-delà les influences extérieures, par-delà les disgrâces physiques, il y avait l’enseignement merveilleux de la nuit. Michel ne voulait plus penser qu’à cette nuit. « Vite, vite. Tout est mensonge, sauf ce silence auquel je m’incorpore Rien n’existe que le repos de Dieu. » Soudain, la marche de ses idées s’arrêta et il écouta des oiseaux qui s’éveillaient dans les branchages, échangeaient quelques pépiements timides, battaient des ailes. Le calme revint. Le vent apporta une douce rumeur de vallée, d’espaces habités et lointains. La lumière glacée et pâle de la Grande Ourse rayonnait dans le ciel.
    Enhardi par cet éclairage

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