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Le salut du corbeau

Le salut du corbeau

Titel: Le salut du corbeau Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie Bourassa
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force d’entendre ça, j’ai fini par y croire.
    — Oh, Louis !
    Jehanne s’accrocha à lui et enfouit son visage contre son épaule. Lionel dit :
    — Tu es à la fois bourrel* et homme. Et le bourrel* commande de désobéir à l’homme.
    — Ouais. Mon assignation à Caen a été une sorte de rite d’initiation. Je me suis retrouvé isolé, loin de ceux qui m’étaient chers. Les seuls liens que j’ai pu avoir, ça a été avec les gens de la prison. Avec eux, j’ai pu me persuader que, ce que je faisais, c’était pour une bonne cause. C’est là que tout est devenu plus facile pour moi. Je me suis mis à déshumaniser ceux que je devais interroger ou faire mourir. Ils étaient mes « patients », comme on dit dans le métier. La question, c’était devenu « passer à table ». C’était mon boulot et puis c’est tout.
    — Je vois. Ce genre d’euphémismes aide beaucoup à se désensibiliser, à sceller son âme. Et je ne parle pas de tout ce que tu as enduré avant. Cela fait aussi en quelque sorte figure d’entraînement, fit remarquer Lionel.
    — On peut dire ça. Alors, quand vous m’êtes arrivé avec vos points de vue externes et vos grandes idées, ça interférait avec tout ce que j’avais appris. Ça me dérangeait parce que vous m’obligiez à trop penser.
    — C’était mon objectif, dit le moine avec un air ingénu qui fit rire Jehanne.
    — Ça, je m’en doute bien. Mais le pire, c’est qu’on croit à tort que tourmenter ou attaquer physiquement quelqu’un requiert de la colère ou de la cruauté. En plus de vingt ans dans le métier, je n’ai agi sous l’emprise de la colère qu’à deux occasions. Deux parmi plus de cas que je n’en saurais compter.
    Jehanne frémit. D’une façon automatique, instinctive, le bras de Louis lui entoura les épaules. Il ajouta :
    — J’admets qu’il m’arrive d’être belliqueux et cruel. Mais ça vient de moi, pas du métier.
    Lionel n’ignorait pas que Louis avait dû faire preuve d’un minimum de bonne conduite en société pour arriver à se tailler une place parmi les puissants. Il devait avoir appris à remplacer ses penchants cruels par autre chose qui, au départ fragmentaire, avait dû passer pour de la bienveillance. Mais c’eût été une erreur de croire que son apparente bonté était factice, qu’elle ne visait qu’à berner ou qu’elle n’était le produit d’aucun sentiment sincère. Louis avait beau manifester certains comportements affligeants, il n’était pas dénué d’intelligence ni de sensibilité ; il devait tenir à afficher une image favorable de lui-même, une image qui, autant que possible, en faisait un homme aux yeux des autres. Lui, isolé du reste de l’humanité, était passé bien près de devenir inhumain pour avoir failli perdre tout sentiment d’appartenir à la race humaine.
    Louis arracha brusquement le bénédictin à ses réflexions :
    — On peut apprendre à devenir un bourrel* comme on apprend n’importe quoi d’autre. C’est justement ça que je trouve le plus ignoble : c’est devenu une fonction. Les cris et le sang font partie du travail. Ils sont l’inconvénient d’une procédure normale.
    Jehanne dit :
    — La différence tient au fait que vous, vous avez fait votre travail en toute conscience. Vous saviez ce que vous faisiez.
    — Justement. En un sens, mes tortures m’ont rendu plus efficace. C’est horrible d’admettre pareille chose, mais c’est comme ça.
    — Autrement dit, tu as développé une curiosité purement intellectuelle pour les processus auxquels tu fus toi-même soumis, précisa Lionel.
    — Oui.
    — De façon concomitante, tu as acquis une grande maîtrise des agissements de tes tourmenteurs. Parallèlement à cela, tu es en mesure d’appréhender les diverses étapes des souffrances chez tes victimes.
    — Ça n’a pas été aussi facile. En tout cas, pas au début. D’abord, j’ai voulu crever. Pour en finir, pour ne plus avoir à les entendre crier. J’avais la trouille de descendre à la salle des tortures avec ses murs qui me serraient de trop près. J’y étouffais. Et puis, je me mettais à penser à tout ce qu’ils m’avaient fait, à moi. Je pouvais même entendre leurs voix distinctement, là, dans le donjon, et alors la panique me prenait. Je me rendais pourtant compte que quelque chose n’allait pas. Ils ne pouvaient pas être là. C’était comme si le passé et le présent se

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