Le salut du corbeau
télescopaient. Je savais très bien que j’avais un travail à faire, qu’il me fallait reprendre mes esprits et que c’était désormais moi le tortionnaire, que j’étais en sécurité. Je les sentais pourtant à mes trousses et je dégringolais l’escalier maudit au plus vite. Ne pas croire qu’ils sont là, mais les entendre quand même, il y a de quoi rendre fou n’importe qui.
Louis se tut abruptement. Il réalisait soudain à quel point il avait parlé d’abondance et ce, sans effort, comme c’était habituellement le cas pour la moindre confidence. Pourtant, il ne s’attarda pas à cette prise de conscience qui en temps normal l’eût inquiété. Il repartit en pensée vers ce passé dont il avait parlé, et Lionel le laissa y aller. « Car il n’y va plus seul, désormais. Je suis là, avec lui », se dit-il en souriant à Jehanne qui tenait toujours son mari par le bras.
Le silence se prolongea et devint lourd de rage contenue. Lionel dit :
— Tel est le pouvoir que détient celui qui ne fait que son devoir, celui qui doit torturer une victime dont, le plus souvent, il ne connaît même pas le nom. Ces actes peuvent avoir été commis en un instant, comme on sème secrètement en terre une noix ravageuse qui germera et continuera à croître d’elle-même, longtemps après le trépas des protagonistes. Le semeur, qui n’éprouve aucune animosité, qui se conforte dans la certitude qu’il n’est pas plus mauvais qu’un autre semeur et qui est persuadé de ne pas avoir trop fait de dégâts puisqu’il n’a pas tué, celui-là n’est jamais conscient des répercussions qu’aura son geste. Il ne peut concevoir que, lorsque l’arbre issu de sa noix se mettra à pousser, il étendra son ombre maléfique au-dessus de la tête d’enfants non encore nés.
Le bourreau qu’ils avaient devant eux s’était mis à remuer comme s’il se débattait faiblement contre quelque chose d’intangible. Jehanne le lâcha.
— Louis ? dit-elle.
Il parut se ressaisir, et ses muscles se relâchèrent avec lassitude. Ses prunelles scintillaient méchamment. Sans le savoir, Jehanne désamorça les desseins du monstre en demandant :
— Au fait, pourquoi n’écririez-vous pas ensemble un livre là-dessus ?
— Dieu m’en garde, dit Lionel en riant.
— N’empêche que cela pourrait être utile. Un tel livre permettrait peut-être de mieux comprendre, pour mieux prévenir…
Louis, qui était parvenu à se calmer, dit :
— J’en doute. Qui lirait ce livre, sinon des gens éduqués qui seraient déjà de votre avis ? Il ne dissuaderait personne de commettre un délit, car la faim l’emporte sur les grands principes. C’est moi qui me tiens là devant eux jusqu’en tout dernier. J’ai vu des gens de toutes conditions, hardis ou non, et presque tous étaient sûrs de n’avoir rien fait de mal. C’était d’ailleurs le cas parfois. Par contre, certains n’auraient jamais dû me faire face : je devais leur enlever la vie pour de petits délits ou un blasphème. J’ai aussi exécuté des gens de bien.
Jehanne et Lionel baissèrent la tête. Louis poursuivit :
— À moi ils ne mentaient pas. Mais j’ai souvent dû assumer la place d’un prêtre pour recueillir leurs derniers secrets qui n’avaient rien à voir avec leurs crimes. C’étaient juste de beaux secrets d’amour. On aurait dit qu’ils tenaient à me les laisser comme preuve de leur existence.
Ce fut au tour de Louis de baisser la tête et de s’éclaircir la gorge. Mais qu’avait-il tout à coup ? Non seulement il s’était mis à raconter n’importe quoi, mais en plus cela le touchait. Trop, beaucoup trop. Il vida son gobelet de cidre et se leva.
— Je ne suis qu’un homme qui consent à réapprendre à vivre. Sur ce, faites excuse, mais j’ai besoin de sommeil. Ça m’inquiète un peu moins maintenant de dormir, et le repos m’a tellement fait défaut pendant toutes ces années que je crains de finir paresseux.
— Dans ce cas, dors bien, mon fils. Moi, je veillerai à ta place. J’ai depuis trop longtemps l’habitude des nuits blanches.
Jehanne leva brièvement les yeux sur les deux hommes et comprit. Ils étaient devenus deux alliés, l’un dont la plus ardente faim était de guérir l’autre, et cet autre qui n’exigeait que cette guérison. Sans être conscient de l’existence du rêve guérisseur qu’il avait lui-même provoqué chez son fils, Lionel avait enfoncé sa
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