Le salut du corbeau

sa direction. Lionel but le vin sans y prêter attention pendant qu’il reprenait :
    — C’est aussi à elle que je dois d’avoir été chassé de Saint-Sauveur-le-Vicomte comme un chien malpropre. Elle s’est faite complice des nobles qui tenaient à se débarrasser de moi en me droguant lors d’un souper informel avec l’amante du roi. Tenez, vous en savez assez. Repensez-y à deux fois avant de me faire raconter n’importe quoi. Ça va vous rendre malade.
    Lionel soupira.
    — Comment t’en vouloir d’avoir agi ainsi, mon fils ? Voici que je me sens de nouveau à l’étroit sous la gaine restrictive de ma stricte éducation judéo-chrétienne, qui me dicte de juger cela comme étant inacceptable. Toutefois, moi, en tant qu’homme faillible, je me trouve confronté à l’impossibilité de condamner ton geste haineux.
    — Tiens donc !
    — Oui. Parce qu’ici intervient véritablement l’enseignement du Christ, ce pardon dont il est si facile d’oublier la portée.
    Louis l’arrêta d’un signe de la main.
    — N’en attendez pas trop de ma part…
    — Non, juste une minute, j’y viens.
    — Vous y mettez du temps.
    — Comme toujours… Fais bien attention à ce que je vais dire, car j’y ai longtemps pensé : pour que tu sois capable de pardonner, et cela seulement si tu en manifestes le désir en ton for intérieur, il faut d’abord qu’on soit en mesure de te pardonner, à toi, d’être un bourrel*.
    Louis cligna des yeux.
    — Hein ?
    Le père Lionel sourit, content de l’effet produit. Il s’expliqua :
    — Hormis pour les cas de Firmin et de Desdémone, tu n’as rien fait d’autre qu’occuper la place d’individus qui se sentent la conscience pure alors qu’en fait, ils ont fermé les yeux en te laissant faire la sale besogne.
    — Dit de cette façon, ça sonne presque comme si j’avais rempli mon office par grandeur d’âme, dit Louis d’un ton moqueur.
    Jehanne s’en revenait vers eux. Au lieu d’Adam, elle tenait une lanterne, car le soleil s’était couché depuis un bon moment déjà. Elle la posa au centre de la table et reprit sa place aux côtés de Louis dont elle prit affectueusement le bras.
    — Te voici de retour à temps, ma fille, dit Lionel. J’allais justement demander à ton mari son avis sur une question qui me préoccupe et qui risque de t’intéresser.
    — Je vous écoute, répondit la jeune femme en s’appuyant contre l’épaule de Louis.
    Lionel regarda son fils et lui demanda :
    — Pourquoi est-ce que, en dépit du caractère sacré entourant leur profession, méprise-t-on les bourreaux ?
    — Holà ! Vous auriez dû apporter du cidre, dit Louis à Jehanne. Lionel éclata de rire et se leva.
    — Ce n’est pas de refus. Laissez, restez ensemble, mes tourtereaux. Je m’en occupe, puisque je suis l’instigateur de cette belle soirée de faux farniente.
    Alléché d’avance par la perspective d’une discussion philosophique avec son fils, le moine trotta jusqu’à la maison d’un pas sautillant. Jehanne le regarda aller avec tendresse et dit à Louis :
    — On dirait qu’il a rajeuni de vingt ans. Que lui avez-vous donc dit ?
    — Pas grand-chose. Ou plutôt si : trop de choses. Je l’ai secoué comme un vieux pommier et il en redemande. C’est comme si je l’allégeais en faisant tomber son trop-plein de fruits.
    Jehanne, souriant avec incrédulité, s’éloigna un peu de lui pour mieux le regarder.
    — Il aimerait ce que vous venez de dire. Mais, Seigneur Jésus, que se passe-t-il ici ?
    — Rien qui mérite l’absolution. On a trop bu, c’est tout, répondit Louis en haussant les épaules.
    — À d’autres.
    — Je crains que dans ma hâte j’en aie renversé un peu. Mille excuses.
    Lionel était déjà de retour. Le devant de sa coule était détrempé.
    — Même si mon esprit avait été parfaitement domestiqué et contraint au calme, mes jambes m’auraient ramené ici toutes seules. Ce soir, elles ont abandonné leur lassitude et sont redevenues « ménestrelles ».
    — Nous en parlions justement, dit Jehanne.
    — Quoi, de mes jambes ?
    Le moine éclata de rire et dit :
    — Mes chers enfants, le monde nous attend. Mettons-nous en route. Je m’imagine déjà en quelque contrée lointaine, où de vénérables forteresses abaisseront les yeux avec dédain sur la pauvre créature périssable que je suis. T’aurais-je égarée dans quelque alpage, ma fille ? Où es-tu