Le salut du corbeau
Jehanne se redressa et s’empara de l’une de ses mains glacées qu’elle serra entre les siennes. Elle la secoua un peu.
— Louis !
Il cligna des yeux afin d’effacer de sa mémoire une certaine mare de sang qui tenait absolument à y réapparaître. Soudain, il aperçut un petit flacon plat posé sur le rebord de la fenêtre. C’était de l’eau-de-vie destinée à servir de remède. Il se dégagea précipitamment.
— Je vais prendre un peu de ça, dit-il, et il attrapa le flacon.
— Mais vous n’en buvez jamais !
Il avala la boisson claire d’un trait et fut pris d’une violente quinte de toux qui fit briller des larmes sous ses cils.
Dès qu’il se trouva de nouveau à sa portée, Jehanne l’empoigna par sa chemise et s’agrippa des deux mains à sa poitrine pour le tirer à elle. Les oreilles de l’homme s’emplirent de cris désormais ininterrompus tandis qu’il fermait son regard. Il se laissa bousculer par sa femme jusqu’à ce que Margot et Blandine fissent à nouveau irruption dans la chambre. Elles l’arrachèrent à elle, et Blandine se chargea de le reconduire à son fauteuil.
Peu après, Margot rouvrit la porte pour annoncer :
— On dirait bien que vous l’avez aidée, maître : la délivrance est commencée.
La porte se referma, et Louis se remit à faire les cent pas, jusqu’au prochain cri qui ne se fit pas attendre. Il bondit pour aller coller son oreille contre l’huis, car seuls des murmures étaient perceptibles entre les hurlements :
— On y va, ma tourterelle. Poussez, poussez.
— C’est très impoli d’écouter aux portes, dit une voix dans la grande pièce.
Hagard, Louis se retourna. Le père Lionel était assis à table et lui souriait d’un air malicieux. Il était seul. Les autres étaient sortis prendre un peu l’air. Thierry, quant à lui, était descendu à Aspremont quérir les parrain et marraine qui étaient arrivés la veille et s’étaient arrangés pour passer la nuit à l’Auberge du cheval noir.
— Ça n’arrête plus, grogna Louis.
— Soyez rassuré. Il n’y en a plus pour longtemps, à présent.
Louis s’avança doucement vers le moine. Il avait l’air dangereux et sa main gauche était prise de tremblements. Soudain, il s’immobilisa : la voix perçante de Jehanne, presque celle d’un enfant, alla en s’atténuant et laissa place à un affreux silence.
— Non, non, pas tout de suite ! cria Lionel qui se leva pour rattraper Louis par sa chemise au moment où ce dernier se précipitait vers la porte.
Louis se retourna à son tour pour repousser le moine. Les deux hommes s’empoignèrent et churent bruyamment sur le sol en bousculant les meubles. Hubert, qui rentrait une brassée de bois, les surprit en pleine bagarre. Le petit homme en resta bouche bée.
— Bon Dieu de bon Dieu !
Fou de panique, à demi aveuglé par des mèches qui lui barraient les yeux, Louis se redressa et tira Lionel à lui par sa coule. Mais son poing levé demeura en l’air. Une petite voix, encore inexistante l’instant d’avant, se fit entendre derrière la porte close. Ce fut elle qui sauva le nez de Lionel.
Tenant toujours fermement le moine par son froc, il se remit debout et écouta. Lionel sourit et crachota un peu de sang provenant de sa lèvre fendue. Louis le lâcha et se laissa tomber à genoux. Cette fois, il garda la pose. Il soupira bruyamment. Hubert, Toinot et Thierry l’imitèrent sans encore trop oser en rire.
— Vraiment, c’est une façon un peu harassante de rendre grâce… mais j’avoue qu’elle ne me déplaît pas, dit Lionel en se tamponnant la bouche avec son mouchoir.
Au bout d’un temps qui parut très long, la voix de Jehanne se fit à nouveau entendre. Elle venait d’expulser le délivre. Des clapotis témoignèrent d’un bain dans la bassine qu’on avait tenue prête pour la mère et l’enfant. Louis se releva lentement.
— C’est fini, dit-il d’une voix blanche.
La porte s’ouvrit sur une Blandine radieuse qui dit :
— Ils vont bien tous les deux. Allez-y, ils vous attendent.
L’aumônier dut donner une poussée dans le dos du géant subjugué, qui fut recueilli par Margot. Les deux servantes sortirent en titubant de fatigue, emportant avec elles les linges souillés et la bassine pleine d’eau rosâtre et de résidus de savon.
Alors qu’il avançait à pas prudents, Louis étudia le visage mobile de sa femme. Aucun voile crayeux n’en ternissait l’éclat.
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