Le salut du corbeau
Seules les rougeurs qu’il savait temporaires s’étaient accentuées. Elle lui offrit un sourire tremblant, exténué. Elle tenait quelque chose contre elle sous les couvertures.
— Venez vous asseoir avec nous, Louis, dit Jehanne.
Il s’approcha du lit, très lentement, comme s’il se trouvait sous l’eau. Jehanne dit encore :
— C’est un garçon. Mon petit garçon tout neuf.
Elle se découvrit partiellement. Une tête de bébé reposait sur sa poitrine. Louis étudia un peu craintivement la créature rose aux yeux fermés qui fronçait des sourcils blonds, vaporeux, à peine visibles. Deux charmants doigts aux ongles minuscules apparurent sous le menton. Elle acheva de lui dévoiler une réplique, complète bien que miniature, d’un corps humain. D’instinct, il compta doigts et orteils. C’était déjà un petit être parfait, empressé de vivre. Fasciné, Louis l’étudia en silence sous le regard attendri de sa femme.
— Touchez. Touchez le duvet sur sa tête. C’est si doux. Il a vos cheveux.
C’était vrai. La tête du nourrisson était couverte d’un duvet ébouriffé, foncé et trompeur. Décidément, la Providence avait bien fait les choses.
— Ça va, vous ?
— Oui, dit-il.
Pour se donner une contenance, il s’assit au bord du lit et passa une phalange sur le crâne velouté du bébé. Les prunelles bleu foncé, sans pupilles, cherchèrent vaguement l’origine de cette brève caresse, puis se désintéressèrent de la question. Quel souvenir évoquaient-elles donc ? Tout à coup, les traits d’un visage familier se superposèrent à ceux, à peine ébauchés, du nouveau-né. Ces yeux en amande, assoiffés mais dénués de profondeur, il les reconnaissait. C’étaient ceux de Desdémone. « Je te tiens », lui dit une voix. Louis sursauta. Il se souvint tout à coup du sort que la putain lui avait jeté depuis la venelle où elle s’était réfugiée et où il l’avait rattrapée. Cela datait de l’époque où il avait exécuté Isabeau et son neveu. Elle lui avait alors juré qu’elle allait tout mettre en œuvre pour détruire son mariage avec Jehanne. Il se souvint que Sam avait accompagné la putain et que c’était ensemble qu’ils avaient conduit Jehanne jusqu’à l’échafaud. Tout comme c’étaient encore Sam et Desdémone qui avaient œuvré à cette naissance illégitime. Il se rendait subitement compte qu’il était lui-même l’artisan de ce sortilège qui était peut-être sur le point de se concrétiser.
Jehanne demanda avec inquiétude :
— Louis, qu’y a-t-il ? Avez-vous vu quelque chose d’anormal ?
— Non, rien…
L’illusion fugitive se volatilisa et ne reparut jamais.
— Louis…
— Il n’y a rien.
Il tira les couvertures au-dessus de la poitrine de sa femme.
— Couvrez-le, qu’il ne prenne pas froid.
Le bébé fronça ses sourcils à peine visibles et chercha la provenance de cette nouvelle voix.
— Voulez-vous le prendre dans vos bras ? demanda Jehanne.
— Non. Pas moi.
Il se déroba presque craintivement. Non, il ne voulait pas profaner la pureté de cet enfant trop vulnérable qu’il pouvait blesser d’un seul faux mouvement. Le bébé protesta vaguement avant de nicher son petit visage rougeaud contre le sein de sa mère.
Maintenant que le nourrisson était là, mis en présence de l’homme redoutable de qui allait dépendre son destin, sa mère chercha quelque façon de montrer à ce dernier l’attachement qu’elle ressentait déjà envers lui :
— Son nom… si vous êtes d’accord…
D’un signe de tête, il l’invita à le lui annoncer. Jehanne déglutit et dit :
— Adam.
Elle ferma les yeux, à la fois soulagée et effrayée d’avoir enfin prononcé les deux syllabes qui donnaient une identité à la petite créature. Louis ne bougea pas.
— Cela va de soi. Un peu inusité, quand même.
Il n’y avait dans sa voix aucune trace de sarcasme et pourtant cela lui fit mal. Elle ajouta :
— Nous aimions tous le vieil Aedan.
— Bien. C’est votre responsabilité. Moi, je n’ai rien à y redire.
Elle tenait frileusement le nouveau-né contre elle. Il s’était mis à pleurer et elle aussi, sans bruit.
Il se leva. Jehanne riva sur lui son regard désespéré.
— Louis, puis-je…
Louis regarda en direction de la porte. De joyeux éclats de voix et des bruits de pas plus nombreux qu’à l’accoutumée leur signalèrent le retour de Thierry avec des visiteurs
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