Le Sang d’Aphrodite
l’audience n’était donc pas terminée.
Il se demandait s’il allait attendre la fin de l’entretien quand il aperçut un boyard entre deux âges qui venait de s’arrêter devant le perron. De taille moyenne, un peu enrobé, il portait un caftan vert chamarré d’argent et une chapka assortie bordée d’hermine. Son visage joufflu était orné d’un collier de barbe à la grecque. Il avait une expression affable, mais une sorte de tic faisait cligner sa paupière droite, lui donnant un air ambigu.
« C’est un visiteur, songea le garçon qui connaissait tous les habitués du palais. Sans doute un habitant de Kiev, à en juger par sa mise luxueuse. » Espérait-il être reçu par Vladimir ? Sa visite avait-elle un rapport avec l’affaire qui occupait en ce moment Artem et le prince ?
Philippos salua courtoisement l’inconnu avant de l’interroger :
— Puis-je t’aider, noble étranger ? Si tu souhaites rencontrer le prince, il faut que tu t’adresses à un officier du palais.
— Ce n’est point à Vladimir mais à son Tribunal que je veux adresser une requête, répondit l’homme, hautain. Je suis venu de Kiev pour demander la réouverture d’une enquête criminelle.
— Le Tribunal se trouve dans la partie arrière du palais, il faut contourner ce bâtiment pour y accéder. Mais de quelle affaire s’agit-il ? ne put s’empêcher de demander Philippos, intrigué.
— D’un meurtre atroce. Celui d’Anna, ma fille adoptive, précisa l’homme en clignant de l’œil comme s’il y avait quelque sens caché dans ses propos. Je l’aimais autant qu’un père peut aimer son enfant ! Maintenant que je l’ai perdue, tout ce que je veux, c’est qu’on retrouve le scélérat qui l’a tuée !
— Il s’agit sans doute d’Anna, la sœur du jeune boyard Boris, hasarda Philippos, se souvenant de sa conversation avec Nadia.
— C’est exact. Feu mon épouse avait deux enfants d’un premier lit, Boris et Anna. Tu as donc entendu parler de ce crime odieux. Dire que l’affaire a été classée alors que l’assassin court toujours ! Je vis maintenant à Kiev, mais je suis revenu exprès pour exiger qu’on reprenne l’enquête jusqu’à ce qu’elle aboutisse.
— C’est ton droit, approuva Philippos. Un dossier ancien est d’ordinaire confié au même enquêteur, à moins que le Tribunal n’en désigne un autre. À propos, mon père en fait partie…
Le boyard darda sur lui un regard qui était soudain devenu étrangement fixe.
— C’est à cause des paresseux de son acabit qu’un dangereux criminel est toujours en liberté ! Mais les magistrats de Vladimir n’en ont pas fini avec moi. On ne se débarrasse pas de moi aussi facilement !
— Tu n’as pas besoin d’insultes ou de menaces pour demander une réouverture d’enquête, remarqua Philippos, ulcéré. Tous les enquêteurs ne sont ni paresseux ni incapables !
Mais l’homme s’éloignait déjà à grands pas vers l’angle du palais. Haussant les épaules, Philippos gravit les marches du perron. Il avait décidé d’assister à l’entretien entre Artem et le prince, et il avait sa petite idée quant à la façon de s’introduire chez Vladimir. Il monta l’escalier et alla droit vers le garde posté devant le cabinet de travail du suzerain de Tchernigov. Le planton fit un mouvement pour lui barrer le chemin, mais Philippos esquissa un bref salut militaire et déclara :
— Va vite annoncer à Sa Seigneurie que le boyard Philippos est là et qu’il la supplie de lui pardonner son retard !
Le soldat disparut derrière la porte. L’instant d’après, il ressortit et s’écarta sans dire un mot pour laisser passer le garçon. Celui-ci pénétra dans la vaste pièce au mobilier sobre et solide qui correspondait aux goûts de Vladimir. Son cousin Oleg, le souverain précédent de la principauté, avait reconstruit la résidence princière avec un faste digne des basileus. Vladimir n’en avait gardé la décoration que pour faire plaisir à son épouse, la princesse anglaise Guita, fascinée par les splendeurs byzantines.
Philippos aperçut Artem et le prince assis sur la banquette placée entre deux hautes fenêtres aux carreaux de mica. Sans les regarder, il se mit au garde-à-vous et débita la formule consacrée :
— N’ordonne pas de me châtier, mais ordonne de me pardonner, noble prince ! Cette intrusion n’est motivée que par mon désir de bien te servir. Je me dois
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