Le Sang d’Aphrodite
leur rencontre ? Qu’importe ! Ce qui comptait, c’était que ce trésor inestimable se trouvait à portée de main.
L’homme alla s’accroupir près du cadavre. Le parfum qui en émanait faillit le rendre malade une nouvelle fois. Il déglutit avec peine, puis fixa d’un air dégoûté la mare de sang qui s’était formée sous la gorge d’Olga. Il allait encore se salir les doigts ! De plus, il risquait de maculer son beau caftan de soie… Tant pis, pas question de laisser échapper cette occasion providentielle ! Il souleva d’une main les cheveux d’Olga tandis que de l’autre il cherchait à tâtons le fermoir du collier. Il parvint à l’ouvrir sans forcer le ressort. Mais c’est en vain qu’il s’efforça de dégager la parure, elle était littéralement écrasée sous le poids du corps d’Olga.
L’homme l’empoigna par les épaules afin de le soulever, mais il était lourd comme du plomb. Il lâcha une bordée de jurons. Une sueur âcre ruisselait sur son front, mais il n’osait l’éponger de peur d’être tout barbouillé de sang. Il finit par basculer le cadavre sur le dos et frissonna à la vue de l’entaille sanglante qui s’étendait d’une oreille à l’autre, pareille à une monstrueuse grimace de dérision. Le corsage déchiré d’Olga laissait jaillir deux seins opulents. L’homme les contempla avec une fascination morbide. Dire qu’il avait pu éprouver du désir pour cette chair mutilée et ensanglantée !
Saisissant son trophée, il sortit de la tonnelle, s’agenouilla et se mit à le frotter contre l’herbe. Il s’essuya aussi les doigts avant d’examiner le collier. Il l’étala devant lui en laissant la lueur de la lune jouer sur les pierreries et les fils d’or. Il le contempla un long moment, gagné par une sorte d’enivrement fiévreux. Enfin, il rangea son trésor dans la poche intérieure de son caftan. Il ne s’était déjà que trop attardé ici ! Mais avant de partir, il devait s’assurer qu’on ne découvrirait aucune trace susceptible de le trahir. Le mieux, c’était de passer la tonnelle au peigne fin. Il ne devait rien laisser au hasard !
Quelques minutes après, il s’enveloppa dans sa cape et s’éloigna sans se retourner. Ayant escaladé le portail, il vérifia le contenu de ses poches, puis s’empressa de quitter cette rue trop exposée. Un peu plus tard, il se faufilait à travers un dédale de passages obscurs et malodorants. Il n’avait aucun mal à s’y orienter, car il connaissait la plupart des tripots et des bordels clandestins situés dans ce quartier mal famé. Il trouverait sans peine un receleur ; mais vu la valeur du collier, il ferait mieux de passer par un intermédiaire. L’esprit occupé par la future transaction, il rentra tranquillement chez lui. Il n’eut pas une seule pensée pour la jeune morte qu’il avait laissée derrière lui.
1 - Épopées populaires russes.
2 - Tcherny en russe signifie noir. ( N.d.A. )
3 - Nom que les Russes donnaient à Constantinople. Gorod signifiant « ville » en russe, le terme pouvait s’entendre autant comme « ville-reine » que comme « ville du tsar ».
4 - Voir Le Sceau de Vladimir , op. cit .
CHAPITRE IV
Le lendemain matin, Philippos s’éveilla trop tard pour aller à l’office solennel consacré à la célébration de la Nativité de la Vierge. Il murmura une brève prière de contrition, se sentant d’autant plus coupable que tous ses remords s’évanouissaient dès qu’il pensait à Nadia. Il fit une rapide toilette avant d’enfiler une tunique de lin immaculée, un pantalon bleu foncé et son plus beau caftan bleu et argent. Il voulut rejoindre le droujinnik à la cathédrale, puis changea d’avis : à cause de la foule, il valait mieux guetter Artem à la sortie. Comme il dévalait le perron, il aperçut le jardinier, un ancien prisonnier kouman, en train de tailler la haie du jardin. L’homme lui fit signe d’approcher.
— Ton père, noble Philippos, dit-il en s’inclinant, a été convoqué tout à l’heure par le prince. J’ai vu arriver le messager de Vladimir, et le boyard Artem l’a suivi. Il m’a ordonné de t’en prévenir.
Philippos remercia le jardinier et se dirigea vers le palais en coupant à travers le parc. Il alla se planter devant l’entrée principale et leva les yeux vers le balcon qui courait le long du premier étage : les portes-croisées du cabinet de travail de Vladimir étaient ouvertes,
Weitere Kostenlose Bücher