Le Sang d’Aphrodite
enfermer dans ce dilemme fatal !
— Je parie que ces mêmes pauvres filles que tu as subornées viennent ensuite pleurer sur ton sort, répliqua le garçon en riant. Mais tes amours n’ont jamais réussi à te couper l’appétit, pas vrai ?
— Ma foi, un bon petit plat soigné, ça ne se refuse pas, remarqua Mitko, l’œil allumé de convoitise. Un gourmet tel que moi a le palais fin et difficile à satisfaire !
— Un glouton au ventre difficile à remplir, corrigea Vassili. Allez, un peu de patience, tu pourras bientôt t’en donner à cœur joie !
Il se tourna vers Philippos et expliqua :
— Comme la chaleur est tombée, le prince désire commencer les célébrations ce soir même, en festoyant en compagnie de ses vaillants droujinniks, les Anciens et les Varlets. Il a aussi convié les habitués du palais : courtisans, hauts dignitaires et autres pique-assiettes. Notre expert en chère fine n’a qu’à en prendre son parti jusqu’à ce qu’on ouvre les portes de la salle de réception.
— Ah ! J’ignorais que Sa Seigneurie donnait un banquet, murmura Philippos. Évidemment, les apprentis ne sont point invités ! Je resterai à errer comme une âme en peine, pendant que vous ferez la fête avec Artem et les autres guerriers…
Pour cacher son dépit, il détourna le regard.
— L’important, c’est de ne pas souper seul, tenta de le consoler Mitko. Le boyard Artem y a pensé ! On doit maintenant le rejoindre sous la tonnelle du jardin. Il a ordonné qu’on apporte une collation pour toi, ainsi que des boissons pour nous, de quoi s’humecter le gosier.
Sur ces mots, les deux Varlets entraînèrent Philippos le long de l’allée qui contournait le palais et menait vers le parc. En passant devant le bâtiment des cuisines, ils furent pris dans la bousculade générale. Serviteurs, gâte-sauces, aides-cuisiniers allaient et venaient, un plateau juché sur la tête ou suspendu au cou, jetant des cris d’avertissement et injuriant copieusement les badauds qui obstruaient le passage. Ces derniers – domestiques et petits fonctionnaires employés au sein de la résidence – avaient abandonné leur travail pour venir voir l’abondante nourriture qui allait garnir la table du prince. Mitko huma l’air et s’éloigna vers l’entrée pour lorgner sur les zakouski déjà prêts. Philippos et Vassili émergèrent de la foule en jouant des coudes, et le colosse blond les rejoignit l’instant d’après. L’excitation faisait resplendir son teint vermeil et sa figure joufflue, fendue par un sourire béat.
— Ces mets feraient honneur au très saint basileus en personne, gardien et maître de l’univers ! s’exclama-t-il. Même les anges, ministres de la volonté de Notre-Seigneur, ne refuseraient pas de les goûter du bout de leurs lèvres translucides… J’ai aperçu comment on a assaisonné le hareng, ce roi des poissons, la référence de l’art culinaire ! Le maître-queux s’est encore surpassé. Ah, j’espère que le Tout-Puissant nourrit son armée céleste aussi bien que Vladimir régale ses droujinniks !
Ils se remirent en marche, tandis que Mitko poursuivait son monologue en le ponctuant de gestes éloquents.
— Que ne puis-je y goûter, moi aussi ! soupira Philippos.
Le colosse blond l’étreignit avec fougue. Alors que le garçon ployait sous le poids de cette main puissante et velue, Mitko déclara sur un ton de confidence :
— Toute médaille a son revers, petit frère ! Il est vrai que, côté mangeaille, ça peut aller, mais côté convives, ce banquet sera un véritable supplice ! La Cour et le haut clergé sont invités par priorité…
— Et alors ? le coupa Philippos. Vous autres militaires êtes supérieurs en nombre, non ?
— Oui, mais ils croient l’être en tout le reste ! Surtout la popaille. Russes ou grecs, ces vénérables pères s’entendent comme larrons en foire. Ils surveillent leur troupeau dans l’unique but de mieux le tondre, et ils prennent non seulement la laine, mais aussi le cuir !
Mitko s’interrompit et desserra son étreinte d’ours. Un coup d’œil sur Philippos et Vassili l’assura que son public était suspendu à ses lèvres. Alors il fit rire aux larmes ses amis en mimant un pope ventripotent, le sourire mielleux et le regard sournois, en train de converser avec un courtisan à la bouche pincée, les reins à demi courbés, comme s’il ne cessait de saluer ou de féliciter
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