Le sang de grâce
Clairets.
— Avais-tu perdu le sens ?
chuchota Agnès, sidérée.
— J’y ai découvert une
bibliothèque secrète.
— Clément… As-tu bien ta
raison ?
— Oh oui, madame. Comment
croyez-vous que j’ai pu avoir connaissance de ce Consultationes
ad inquisitores haereticae pravitatis rédigé par Gui
Faucoi et de ce mince recueil d’épouvantables recettes de procédure
inquisitoire ?
— Connaissance qui a contribué
à ma survie, ajouta Agnès. Poursuis.
— Nul, en dehors de l’abbesse,
ne semble au courant de l’existence de cette bibliothèque. J’y suis retourné
nuit après nuit. Si vous saviez… tant de merveilles, de découvertes, d’avancées
pour le genre humain sont dissimulées entre ces murs sans fenêtres.
L’effroi submergea la dame de
Souarcy qui s’exclama :
— Comment as-tu pu commettre si
énorme bêtise ! L’abbesse aurait pu exiger ton supplice si elle avait
surpris ta présence !
— Je ne l’ignore pas.
— Je devrais t’en vouloir
mortellement de cette désobéissance, de cette dissimulation…
— Est-ce le cas, madame ?
demanda Clément d’une petite voix malheureuse.
— Je le devrais ! Je suis
d’une impardonnable faiblesse à ton égard.
L’adolescent soutint son regard et
un soulagement immense lui vint lorsqu’il aperçut l’ombre d’un sourire jouer
sur ses lèvres.
— Décidément, je ne puis être
fâchée très longtemps contre toi. Et puis… Et puis, sans ces ruses inquisitoriales
que tu m’as relatées, je tombais dans les pièges que Florin semait sous mes
pas. (Une lueur amusée alluma le grand regard gris bleu qui ne le quittait pas
et elle murmura d’un ton de confidence :) S’ajoute à cela ma curiosité
vorace pour les livres. Raconte. Narre tes trouvailles par le détail.
Il lui relata toutes ses
découvertes, fasciné par les expressions qui se succédaient sur son
visage : l’inquiétude, l’étonnement, la stupéfaction, la joie, la hargne,
l’éblouissement. Il lui conta la course de la terre autour du soleil, les
merveilles de la médecine grecque, juive, arabe, l’inexistence des licornes,
des fées et des ogres, le carnet du chevalier Eustache de Rioux, ses oracles et
ses thèmes, cette théorie de Vallombroso sur laquelle il n’avait pas avancé
d’un pouce. Elle l’écoutait, le buste légèrement incliné vers lui, la bouche
entrouverte, et il se fit la réflexion qu’elle était sans nul doute la plus
bouleversante et la plus magnifique des créatures que Dieu, dans Son infinie
bonté, avait créées pour illuminer la vie des humains. Lorsqu’il termina, elle
demeura silencieuse quelques instants, puis :
— Quelle stupéfaction !
J’en suis tout interdite. J’ai froid, soudain. Demande à Adeline d’ajouter
quelques bûches dans l’âtre.
— Je puis m’en charger. La
pauvre fille est exténuée, non qu’elle rechigne à la tâche, double depuis le
départ de cette vermine de Mabile.
— Tu as raison. Indique-lui
qu’elle peut rejoindre sa chambrette et que nous nous sommes fort réjouis de
son repas. Précise qu’elle accommode les denrées tout aussi bien, voire mieux,
que Mabile.
— Elle va se gonfler d’orgueil.
— L’orgueil, lorsqu’il est
fugace, fait parfois office d’onguent, surtout pour une pauvre fille envers
laquelle la vie a manqué de générosité. Et puis, si l’orgueil se concentre dans
des brouets et des rôts, il n’est que de peu de conséquence.
Il s’exécuta. Durant les quelques
minutes de solitude qui suivirent, Agnès resta là, assise devant son gobelet de
terre empli de malvoisie, l’esprit vidé. Non, pas vidé. Ailleurs. Tout ceci
confirmait ce qu’elle subodorait depuis quelque temps, bien que refusant de
l’admettre. Que craignait-elle au juste ? Elle n’aurait su le préciser. La
vérité, peut-être.
Ses pensées dérivèrent. Mathilde,
encore et encore. La fureur qui l’avait redressée malgré son épuisement quand
la jeune fille avait tenté d’envoyer Clément au bûcher ne s’était pas
métamorphosée en haine, en dépit de ses prières. Agnès aurait tant souhaité
être capable de s’arracher sa fille du cœur et de la tête. Certes, elle n’était
pas aveugle au point de croire qu’Eudes et sa vilaine âme avaient, à eux seuls,
transformé son enfante. En revanche, l’infâme coquin avait fait germer avec
application les graines mauvaises que Mathilde portait en elle. Et justement,
Agnès se sentait
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