Le sang de grâce
l’éclaircir. Tant pis pour la courtoisie !
Éleusie savait quelque chose et Agnès était bien décidée à la pousser dans ses
retranchements.
— Vous m’aviez un jour parlé de
lui. Évoquant vos liens, cet amour maternel qui vous joignait.
— Il est le fils de ma sœur
Claire. Après la mort de cette dernière à Saint-Jean-d’Acre, mon défunt mari et
moi-même – qui étions sans descendance – avons élevé Francesco comme
notre fils. Il a apporté ce qu’il manquait à notre union. Nous nous sommes tant
aimés tous les trois…, sourit-elle, plongée dans les charmants souvenirs de sa
vie d’avant les épaisses murailles des Clairets.
Agnès s’accrocha à ce début de
confidence :
— Je… Ceci justifie la liberté
que j’ai prise de venir aujourd’hui… Doux Jésus, les mots me font défaut… J’ai
cru… J’ai mis au compte de l’état de fièvre et d’épuisement dans lequel je me
trouvais la sensation d’étrangeté que j’avais conservée de cette brève entrevue
avec votre cher neveu. Néanmoins…
— Étrangeté, dites-vous ?
Quelque chose n’allait pas. Éleusie
ne semblait pas étonnée de savoir son fils adoptif à Alençon. Elle ne
s’interrogeait pas non plus sur les raisons ayant poussé le chevalier à
rencontrer Agnès, en revanche sa mine s’assombrissait. Elle se dérobait.
Pourtant, Agnès était maintenant certaine que les épouvantables événements qui
avaient failli lui ôter la vie étaient liés. Eudes, son demi-frère, n’avait été
que l’abject rouage d’un plan qui le dépassait. Son ton se fit plus sec
lorsqu’elle exigea :
— Madame, mettez au compte de
la très grande peur qui fut la mienne l’insistance que je m’autorise. Il me
faut savoir et… votre gêne m’engage à penser que vous pourriez m’éclairer.
La soudaine réaction de l’abbesse la
laissa pantoise. Éleusie de Beaufort se leva. Une douleur intense crispa son
beau visage et pourtant, une infinie douceur passa dans son regard. Elle jeta
d’un ton inflexible :
— Partez, madame. Il me faut me
consacrer à… Nous avons essuyé un début d’incendie… euh… des manuscrits ont
été… endommagés.
— Non, il serait… indigne de
votre rang, de votre robe de vous débarrasser ainsi de ma requête. Savez-vous
ce que j’ai enduré ?
Éleusie de Beaufort lutta contre les
larmes qui lui noyaient le regard. Elle se ressaisit pourtant et souffla :
— Oh… je le sais, je l’ai senti
dans ma chair, à un point que vous n’imaginez pas.
Les visions de l’abbesse, ses
cauchemars ne lui avaient offert aucun répit. Des lanières s’étaient abattues
sur son dos, lacérant sa peau. La morsure abrutissante de la poudre de sel que
ce monstre versait sur ses plaies. Sur les plaies d’Agnès qui martyrisaient la
chair d’Éleusie.
— De grâce, ne m’abandonnez pas
ainsi, supplia la jeune femme. Des manuscrits endommagés, dites-vous ?
Quels manuscrits ? La théorie de Vallombroso ? lâcha Agnès sur une
impulsion.
Une main glacée frôla sa joue puis
retomba. Éleusie de Beaufort murmura :
— Il ne m’appartient pas… pas
encore, pas moi. Dieu vous garde toujours.
Elle disparut du chauffoir comme on
fuit, escortée par le seul écho de ses semelles, des lourds plis de sa robe.
Agnès demeura là, interdite.
Une novice se précipita vers Agnès
et proposa de l’aider à monter en selle. La dame de Souarcy refusa l’offre
généreuse d’un sourire et commenta au profit de la très jeune femme à l’étrange
regard ambre très clair :
— Je dois me débrouiller seule.
Une… douleur de dos me gêne un peu, rien de grave. Et puis, vous ne serez pas
toujours présente pour m’assister. Grand merci à vous.
L’autre disparut par la porte en
arche qui ouvrait dans le mur d’enceinte.
Une épouvantable fatigue assomma
Agnès dès qu’elle se fut hissée sur Églantine. La grande jument de Perche
attendit sans impatience qu’elle s’installe.
Les selles réservées aujourd’hui aux
femmes [39] n’étaient guère plus appropriées que l’ancienne sambue que connaissait
encore madame Clémence, sorte de confortable fauteuil posé sur l’arrière-main
du cheval ne permettant pas à la cavalière de diriger l’animal. Un domestique
devait le mener au pas. Au demeurant, les haquenées [40] que montaient les dames du temps jadis étaient dressées à marcher à
l’amble afin de ne pas déséquilibrer, ni surtout faire choir
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