Le sang de grâce
Écritures ! Fallait-il être bête pour
accorder foi à ce prétexte ! Blanche ronflotait à longueur de journée, ou
presque.
La silhouette se dirigea à tâtons
vers l’armoire qui recueillait au soir les encriers afin que l’encre ne gelât
pas durant les nuits glaciales. Sur l’étagère du bas étaient regroupées les
cornes endommagées que l’on gardait parce que l’on gardait tout en ce lieu de
volontaire pénurie. Son amertume remonta d’un cran. L’abbaye était riche, très
riche. Pourquoi fallait-il se priver de la moindre chose au prétexte de faire
pénitence et de n’oublier jamais les pauvres ? Grelotter de froid sous de
minces couvertures les réchauffait-il ? Gratter la terre ou décrotter les
porcs leur offrait-il existence moins pénible ?
Bientôt. Bientôt ailleurs, dans le
siècle. Vivre enfin. Monsieur de Nogaret lui avait promis des introductions
dans la meilleure société de Paris, où les talents de l’ombre pour les basses
besognes pourraient être agréables au conseiller du roi. Elle lui avait déjà
rendu quelques services en espionnant des trublions de la noblesse. Il ne la
gênait pas d’être rémunérée à la fois par Nogaret et l’un de ses farouches
opposants : le camerlingue Benedetti.
Paris, quelle griserie. Pourtant
l’idée d’assister les puissants avait fini de la séduire. Elle voulait vivre
libre et riche. Certes, l’idée de tuer Éleusie de Beaufort ne l’enchantait pas.
Cela étant, s’il fallait en passer par là afin de récupérer – et surtout
de faire sortir de l’abbaye – son joli pécule augmenté de celui, plus
modeste, que Mabile lui avait confié, tant pis. Elle avait dissimulé le bel or
durement gagné dans le double fond d’un reliquaire offert à l’abbaye par madame
de Beaufort et censé renfermer un tibia de saint Germain, évêque d’Auxerre qui
combattit les Pictes et les Saxons en Angleterre. Après tout, l’entêtement de
l’abbesse n’avait d’égal que son aveuglement. Quelle étrange folie pousse
certains êtres à lutter contre plus forts qu’eux ? Car « l’ami
italien », ainsi que l’avait baptisé madame de Neyrat pour n’avoir pas à
prononcer son nom, était de ces créatures dangereuses auxquelles mieux valait
ne jamais résister. L’ombre frissonna. Elle avait parfois la dérangeante
impression que les yeux du camerlingue la suivaient partout, pénétraient son
esprit pour le fouiller. Sottises enfantées par la peur qu’il lui inspirait.
Ne plus avoir peur, enfin. Au fond,
n’était-ce pas là la véritable liberté ? Madame de Neyrat était libre
parce qu’elle était dépourvue de peur, de regrets, de remords. Madame de Neyrat
l’effrayait. Madame de Neyrat la fascinait. Elle détestait madame de Neyrat.
Elle récupéra la belle corne presque
noire qu’une longue fissure avait rendue inutilisable. De l’encre rouge avait
séché le long de la paroi rugueuse, formant comme une gangue de sang. Elle tira
délicatement le bouchon d’étoupe qui maintenait la poudre brun vert prisonnière
au fond. À ce qu’elle en savait, on la préparait à partir d’un fruit asiatique
de la taille d’une pomme. Bien que confidentielle, la substance était fort
prisée par les astucieux toxicatores, en dépit d’un prix exorbitant à la
maille*, sans doute légitimé par son extrême efficacité. La silhouette avait pu
en juger grâce à l’involontaire participation de Yolande de Fleury. Quelle crétine
que cette pauvre Yolande. La douce sœur grainetière s’était précipitée et
l’avait rejointe dans la salle des cartulaires [35] dès après son entrevue tempétueuse avec l’abbesse. Sanglotant, la
mignonne dinde s’était épanchée sur l’épaule qu’elle croyait amie, jurant qu’on
ne lui avait pas arraché le nom de sa gentille informatrice, expliquant qu’elle
avait vu clair dans le jeu pervers d’Éleusie de Beaufort et d’Annelette
Beaupré, éructant que si son précieux Thibaut avait trépassé, elle, la mère,
l’eût senti. Nigaude ! La nuit même, elle le rejoignait.
L’ombre contempla la faible quantité
de poudre qu’il lui restait, se demandant si elle n’en pourrait pas doubler
l’usage : l’abbesse et l’apothicaire, cette peste de Beaupré. N’était-ce
pas bien risqué ? Était-elle prête à encourir la méchante humeur de
Neyrat-le-joli-monstre dans l’éventualité où madame de Beaufort réchapperait de
l’enherbement ? Sans doute
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