Le sang de grâce
geste
n’indiquait nulle allégeance, nulle faiblesse. En revanche, elle espérait, en
dérobant son regard, ne pas renseigner trop vite l’autre sur son absolue
défiance. Il s’écoula une minute d’un silence seulement ponctué de froissement
d’étoffes, de raclements discrets de pieds, de toussotements de froid. Puis,
une voix forte, un peu grave, élégante, s’éleva :
— Mes filles, quelle joie est
la mienne de découvrir enfin vos visages après un si long voyage. Je vous ai
imaginées mille fois, rongée d’impatience, non sans appréhension. Si,
appréhension est bien le mot, insista-t-elle en levant une jolie main fine. Je
n’ignore pas à quel point le départ de votre mère, qui a rejoint la très grande
gloire de notre Seigneur, vous a ravagé le cœur. Je sais sa compétence, sa foi,
sa compassion. Aussi ai-je besoin de votre accueil, de vos bras ouverts. Ma
tâche sera rude. Certaines me compareront sans doute à madame de Beaufort,
notre chère sœur défunte. Il ne le faut pas ; cependant, je ne leur en
tiendrai pas rigueur. Mon souhait le plus vif est de poursuivre son œuvre, d’y
consacrer toutes mes forces. Vous avouerai-je que mon désir est qu’un jour vous
puissiez déclarer : « Elle ne nous a pas déçues » ? Je
compte donc prendre modèle sur feue madame de Beaufort, femme pieuse et
valeureuse, avec laquelle je crois posséder quelques ressemblances. Comme elle,
je suis veuve. Comme elle, je suis sans enfant de sang. Comme elle, je pense
avoir senti, au pire du chagrin causé par mon veuvage, qu’une autre vie
s’ouvrait à moi. Votre mère a péri sous les coups d’une abjecte enherbeuse.
D’autres chères sœurs également. Soyez certaine que ma première mission
consiste à démasquer cette monstresse et à la livrer au bras séculier pour que justice
des hommes soit faite, en attendant la justice de Dieu, qui ne manquera pas de
la condamner une fois encore.
L’abbesse marqua une courte pause
avant de reprendre :
— Que vous apprendre de plus à
mon sujet qui ait une quelconque importance ? Mon nom de siècle était Aude
de Neyrat. Tout au bonheur de me trouver parmi vous, je ne puis penser à rien
d’autre. Mon vœu le plus cher est que le pape à venir confirme ma nomination…
Il me crèverait le cœur de vous devoir abandonner. Je vous laisse aller, mes filles.
Il me faut m’occuper de tant de choses, rencontrer certaines d’entre vous,
légitimer mon sceau auprès de notre prieure et doyenne, ainsi que de la
cellérière. Dieu, dans Son infinie bienveillance, nous garde toutes.
Annelette profita du flot de robes blanches
pour se faufiler vers la sortie, se courbant presque, consciente que sa haute
taille la ferait repérer. Elle ne doutait pas d’être l’une des
« rencontres » évoquées par l’abbesse, ne serait-ce que parce que
cette dernière voudrait récupérer la clef des appartements d’Éleusie. Il allait
falloir jouer fin et serré. Benedetti avait mis en place cette femme parce
qu’il la savait prête à tout, surtout au pire, et Annelette aurait parié sa vie
que l’adresse de la ravissante créature n’avait d’égale que son intelligence et
sa totale absence d’hésitation.
Elle sursauta lorsqu’une main fine
et ferme se glissa entre ses doigts pour y déposer un billet. Un regard autour
d’elle ne la renseigna pas. Une marée de voiles l’environnait, voiles blancs
des bernardines, gris-noir des novices. Annelette Beaupré rejoignit l’herbarium
au pas de charge afin d’y prendre connaissance du message. Quelques mots
rapides avaient été tracés :
« Rejoignez-moi au plus vite
dans le potager. Il y va de nos vies. Détruisez ces mots. »
L’apothicaire approcha la mince
bande de papier de la flamme d’une esconce et ne la lâcha que lorsque la
dernière lettre eut été carbonisée. Elle fonça. Les jardins vivriers
s’étendaient de l’autre côté de la palissade qui protégeait les carrés de
plantes médicinales entourant l’herbarium. D’abord, Annelette ne vit personne.
Enfin, la silhouette menue d’une novice se redressa de derrière le puits situé
au milieu du vaste potager. Elle connaissait cette jeune femme. N’était-ce pas
celle qui souhaitait prendre le nom de sainte Hélène une fois ses vœux
définitifs prononcés ? Comment se nommait-elle déjà ? Un joli prénom
peu courant qui évoquait la feinte et le combat. Esquive.
Lorsqu’elle fut à sa hauteur,
Annelette demanda d’un
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