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Le sang de grâce

Le sang de grâce

Titel: Le sang de grâce Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Andrea H. Japp
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était confortable. Les souvenirs de Mathilde, d’Eudes, de Florin,
du décès d’Hugues après des jours de douloureuse agonie, de sanie, de chairs
dont la décomposition refusait de patienter, semblaient incapables de s’imposer
à elle. Ils viraient dans sa tête, sans parvenir à s’accrocher assez pour la
blesser. Le souvenir de cette étuve de la rue du Cheval-Blanc – non loin
de la cathédrale – où elle avait été conduite sans protester et qui
hantait sa mémoire depuis des années. Le souvenir de la masure, de cette
diseuse, un jour de l’effroyable hiver 1294. L’odeur de crasse et de
transpiration qui imprégnait les hardes de la sorcière avait levé le cœur
d’Agnès lorsque la vieille folle mauvaise s’était approchée d’elle pour lui
arracher des mains le panier de maigres offrandes qu’elle avait apporté. Un
pain, une bouteille de cidre, un morceau de lard et une poule efflanquée.
Regrettait-elle ? Comment pourrait-on regretter l’inévitable lorsqu’il est
infligé ?
    Une voix rauque la fit
sursauter :
    — Not’dame, c’te bientôt la
grand-messe du soir de Noël… Vêpres l’est passée d’long.
    — Ah… Merci Adeline. Nous
rejoignons la chapelle. Nous souperons ensuite. Frère Bernard est convié à
notre repas de célébration. Tu dresseras pour quatre. Il faut aussi préparer la
couche de notre hôte qui reposera jusqu’à demain dans les communs.
    Leone ne pouvait s’en offusquer. Il
était exclu qu’une dame, une veuve vivant seule, accueille en son logement un
homme adulte, à moins qu’il fût de sa parentèle ou son seigneur.
    — Bien, not’dame. J’y veillera.
Et pis, c’te l’frande à la dame c’te soir échu.
    Adeline disparut à ces mots.
    — J’avais oublié, souffla la
dame de Souarcy.
    — Qu’est le « frande à la
dame » ? s’enquit Leone.
    Elle pouffa :
    — L’offrande à la dame. Une
coutume de notre petit coin de terre qui vous paraîtra sans doute bien risible.
Tous, paysans, serfs, valets de ferme, artisans et petits bourgeois, offrent au
soir de la Noël des présents à la dame qui dirige le domaine, en remerciement
de ses bons soins, de sa défense et de sa justice. Selon leurs moyens. Je me
trouve ensuite avec pléthore de carpettes [73] , de pâtés de limaçons [74] , de saucisses de sang de porc [75] ,
de pâtes de fruits, de chaussons de laine bouillie, de petits sujets faits de
pain aux épices ou de rissoles à l’oing [76] .
Parfois s’y glisse un drap ou une courtepointe qu’une épouse un peu nantie a
passé l’année à coudre et à broder. Nul n’est très fortuné à Souarcy, mais nous
vivons, nourrissons nos enfants et soignons nos vieillards. Notre village est
constitué d’une petite gent courageuse et laborieuse. Chacun y met de son cœur
et de ses efforts. Nul ne rechigne à l’ouvrage.
    — Risible ? Je trouve
cette coutume bien jolie. Elle mériterait de se répandre. (Il hésita puis
conclut d’un ton grave et pourtant joyeux :) Si vous saviez, madame, le
bonheur que me procure la perspective de prier à vos côtés en cette nuit de
Noël. Jamais je n’aurais osé souhaiter tel cadeau du ciel.
    Agnès eut l’insistant sentiment
qu’autre chose qu’une élégante formule de courtoisie se cachait dans cette
phrase.
     

Abbaye de femmes des Clairets,
Perche, décembre 1304
    Annelette Beaupré avait perçu juste
avant l’aube le vacarme des roues du fardier couvert sur les pavés de la grande
cour qui séparait le mur d’enceinte des écuries. L’écho métallique qui lui
était parvenu signalait des roues de bois cerclées de bandes de fer, prouvant
la qualité de l’arrivant. L’arrivante, ainsi qu’elle devait le découvrir peu
après.
    L’étonnement figea Annelette
lorsqu’elle découvrit la femme qui avait ordonné leur réunion dans le
scriptorium. Elle était tout simplement éblouissante, malgré le voile, malgré
la robe austère qui ne dissimulait pas la perfection de ses formes. Âgée de
vingt-trois ou vingt-cinq ans au plus, elle les détailla tour à tour, un
sourire de ravissement aux lèvres. Les novices avaient été conviées à cette rencontre,
et s’étaient agglutinées dans un des coins lointains de la salle immense et
glaciale. Lorsque le regard émeraude de celle qui était devenue leur abbesse se
posa sur l’apothicaire, celle-ci comprit aussitôt que la lutte serait âpre.
Annelette baissa les paupières. La lenteur qu’elle apporta à ce

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