Le sang de grâce
âme. Il
faut qu’il change, il doit changer. Jusque-là, il nous faut établir un plan
afin de récupérer coûte que coûte les ouvrages de la bibliothèque avant que
Jeanne d’Amblin, ou la redoutable Aude de Neyrat, ne parvienne à les faire
sortir.
— Je crains que l’on nous observe.
Je m’en retourne à l’herbarium. Rejoignez m’y au soir échu, après vêpres.
Esquive tournait déjà les talons
lorsque Annelette la retint de la voix :
— Ma sœur en Jésus-Christ…
Merci.
— De quoi… d’avoir échoué à
protéger Éleusie de Beaufort ?
— D’être là. Elle… Éleusie,
semblait si fragile et pourtant une force inflexible l’habitait. (Elle baissa
la tête.) Je confesse… je confesse que j’ai tant redouté depuis que ma mère est
morte, moi qui me croyais au-dessus de toute peur.
— Il n’y a que les peu-d’esprit
qui n’éprouvent aucune peur. La valeur consiste à lutter contre. À vous revoir
sous peu, ma sœur.
Aude de Neyrat, qui souhaitait plus
que tout que les rigueurs de la vie monacale ne lui soient imposées qu’aussi
brièvement que possible, frissonna dans son joli manteau fourré de vair.
N’ayant nulle intention de pousser la vraisemblance de son personnage d’abbesse
bernardine au-delà du raisonnable, elle avait exigé que l’on apportât ses
malles dans ses appartements. Juste avant son départ du confortable hôtel
particulier qu’elle occupait à Chartres, sa servante y avait entassé quelques
fort jolies robes, un luxueux nécessaire de toilette et deux manteaux bien
chauds, sans oublier une bouteille de cette liqueur de prunes sèches [77] , bien revigorante par ce froid. Après la livraison, Aude avait écarté
la curiosité silencieuse de Berthe de Marchiennes devant l’abondance de coffres
d’un :
— Mes livres d’étude. Je rédige
à mes heures perdues, qui sont rares, une vie de Macarius l’Ancien [78] .
Berthe, que la finesse n’étouffait
pas, avait été impressionnée.
Aude contemplait ses jolies mains en
attendant son entrevue. Elle avait convoqué Jeanne d’Amblin, la sommant de la
rejoindre au plus vite. Les médiocres résultats de la tourière commençaient de
lui porter sur l’humeur.
Jeanne entra, attaquant sans plus
tarder :
— Que faites-vous céans,
madame ? Nous devions nous revoir en l’étuve de Chartres.
— C’est que notre ami perd
patience, déclara Aude de Neyrat. Aussi a-t-il décidé de m’envoyer m’assurer
que les manuscrits lui parviendraient sous peu.
Jeanne d’Amblin lutta contre la
fureur.
— C’est d’une folle imprudence.
Vous allez nous faire prendre !
— Par qui ? Les
moniales ? J’en fais mon affaire, ne vous alarmez pas. (Aude fronça les
sourcils et une moue de déplaisir crispa sa jolie bouche :) De surcroît,
je ne goûte guère votre ton. Changez-en au plus vite.
La tourière sentit la menace. Elle
déclara, radoucie par nécessité et surtout par prudence :
— Il ne faut surtout pas
qu’Annelette se doute que nous sommes liées.
— Le serions-nous ?
Liées ? Vous êtes à mon service… tant que vous me rendez service. Quant à
Annelette, elle semble vous faire grand peur. Pourtant, elle n’était pas
faraude lorsque j’ai exigé la restitution de la clef des appartements de
l’abbesse. Elle me l’a bien vivement tendue, sans protester. J’ai le sentiment
que cette apothicaire n’est qu’une baudruche de suffisance qui se dégonfle au
moindre coup d’épingle. Où sont cachés les manuscrits ? Remettez-les moi
en échange d’une jolie somme et quittons-nous en excellents termes.
Jeanne la détailla. Ce beau monstre
était capable de l’abattre dès qu’elle n’aurait plus besoin de son aide. Les
autres, Yolande, Adélaïde, Hedwige et même Éleusie avaient été des fretins [79] . En revanche, il y avait fort à parier que madame de Neyrat ne vende
chèrement sa peau. Trop chèrement pour Jeanne. Quant à ses promesses et à ses
assurances, la madrée mentait avec un tel naturel que seule la vérité devait
lui écorcher la langue. La tourière ironisa :
— Vous les remettre ?
Céans ? Vous n’y pensez pas. Je sors en leur compagnie et nous nous
retrouvons pour un échange. Vous me tendez une bourse grasse et repartez avec
les ouvrages. Dehors.
Aude approuva d’un sourire :
— J’aurais rétorqué la même
chose. Savez-vous pourquoi les fauves ne se mangent que rarement entre
eux ? Parce qu’ils savent qu’il est dans
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