Le sang de grâce
chargée de
l’ouverture de l’huis la contemplait, l’œil hagard, balbutiant :
— Ma sœur… ma sœur… j’ai jamais
vu aussi horrible chose. Où va-t-on, où va-t-on si les faquins attaquent
maintenant des femmes de Dieu ?
Jeanne, à bout de souffle, se
contenta de hocher la tête.
— Faut rendre compte à notre
mère, insista l’autre que la colère gagnait. Ah, non, faut faire mander le
grand bailli !
— J’y vais de ce pas, mentit
Jeanne en tentant de juguler la fureur qui la faisait trembler tout autant que
l’effort.
Le silence qui régnait dans
l’abbatiale Notre-Dame fit frissonner Jeanne d’Amblin. Elle eut soudain le
sentiment que ce lieu était suspendu entre la vie et la mort, attendant on ne
savait laquelle des deux. Il régnait dans cette nef, dans ce transept, un calme
mortuaire, glaçant, qui semblait couler en vagues du chœur. Comment avait-elle
un jour pu trouver quelque apaisement entre ces lourdes pierres sinistres, ces
piliers arrogants, écrasants ? Tout semblait avoir été construit pour
mortifier ceux qui pénétraient ici, les convaincre de l’inanité de leurs
efforts, de leurs espoirs. Elle eut envie de fuir la pénombre seulement trouée
par la revêche lumière qui tombait à regret des fenêtres géminées [93] . Fuir la chapelle absidiole [94] dans laquelle elle avait trouvé refuge. Refuge ? Il n’en existait plus
aucun pour elle dans cette abbaye. Elle avait maintenant le sentiment que
chaque mur, chaque porte se refermait sur elle afin de l’accabler davantage,
pour finir par l’engloutir tout à fait.
Plusieurs minutes lui furent
nécessaires pour se calmer un peu, écarter de son esprit un vertigineux malaise
dans lequel elle refusait de chercher une prémonition.
Une sorte de haine calme, froide
avait remplacé sa fureur et sa peur de tout à l’heure lorsqu’elle se décida de
forcer madame de Neyrat dans ses retranchements. Elle se leva, et sortit dans
le matin d’hiver, chaque pas requérant d’elle un effort de volonté.
Jeanne d’Amblin ne s’était pas fait
annoncer, poussant la porte qui menait au bureau de l’abbesse. Désert. La
tourière n’avait préparé aucune entrée en matière, aucune riposte, rien. Madame
de Neyrat savait-elle déjà que le paquet lui avait été dérobé, qu’elle avait
été contrainte de le lancer à ses poursuivants pour rejoindre à la hâte la
sécurité de l’enceinte ?
Jeanne d’Amblin se tenait debout
devant la grande plaque de chêne qui lui évoquerait toujours Éleusie de
Beaufort. Elle attendait la fin d’habillage de l’abbesse de pacotille qui
chantonnait dans sa chambre mitoyenne. Le souvenir de sa défunte mère, des
années qu’elles avaient partagées en fausse amitié – du moins de sa
part – s’estompait à une vitesse que la tourière n’aurait jamais
soupçonnée. Avait-elle si complètement changé ? De fait, Jeanne avait eu
l’impression d’un raz-de-marée dans sa vie, deux ans auparavant. La résignation
se montre parfois perfide. Car Jeanne s’était résignée à l’existence morne,
sans gloire mais sans trouble, du monastère. Elle croyait en bonne foi avoir
fait son deuil de l’espoir d’une vie plus libre, plus folle, plus brillante.
Jusqu’aux confidences de cette bécasse de Yolande qui s’était prise pour elle
d’une amitié comme en forment les gamines, absolue, et surtout aveugle. Il
était vrai que Jeanne s’entendait à provoquer la tendresse et la confiance. À
une époque, dont elle avait presque tout oublié, ce talent lui avait permis de
survivre au milieu des autres, de se réserver une petite place quand nul ne
voulait vraiment d’elle, ni ses parents et encore moins ses frères. À leur
décharge, la fortune des Amblin n’était plus qu’un lointain souvenir auquel son
père s’accrochait pour ne pas sombrer tout à fait dans le désespoir. Cette
disposition à se faire aimer était ensuite devenue l’une de ses armes les plus
sûres. La petite sœur grainetière lui avait conté son histoire de passion avec
celui qu’elle devait nommer « son amour » jusqu’au trépas. Elle avait
sangloté en racontant la naissance de son ange, de son petit Thibaut, narrant
son sacrifice de mère et de femme, insistant sur le fait qu’elle ne l’avait
jamais regretté puisqu’elle était convaincue que sa prise de voile avait sauvé
l’enfant de la maladie qui le rongeait. Elle avait confié à la tourière que son
souhait le plus
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