Le sang de grâce
le calvaire que représentaient ces quelques heures
entre les mains de Nicolas Florin, monsieur ? Moi, je le sais. Moi, je les
ai entendus. Moi, je me suis couvert les oreilles de mes mains pour que cessent
les hurlements.
N’eut été la justesse du reproche,
Artus d’Authon se serait sans doute offusqué du ton de son invité. Une jeune
servante, fraîche comme un bouton de rose, déposa l’entremets devant eux puis
disparut sur un sourire, lui épargnant de relever. Ils dégustèrent leurs
galettes de sarrasin au miel et à la poudre de jujube [90] en silence. Artus s’enquit alors :
— Il me faut remettre une
missive d’importance au chevalier. Savez-vous où je le pourrais trouver ?
Agnan leva la tête et serra les
lèvres avant de rétorquer d’un ton sans appel :
— Ne vous leurrez pas,
monseigneur. Certes, cet esprit de pomme m’est monté à l’entendement et
devrait, je l’espère, excuser ma soudaine témérité. Cependant, ce petit corps
chétif, malformé et peu ragoûtant que vous voyez installé devant vous abrite
une âme brave. D’ailleurs, il en fut récompensé au millième par un geste de
madame de Souarcy.
En pleine incompréhension, le comte
d’Authon demanda :
— Que tentez-vous de me faire
sentir ?
— Avec tout le respect que je
dois à votre rang, votre réputation et votre amitié d’enfance pour notre roi,
je ne crois pas une seconde à cette fable. Vous ne connaissez pas le chevalier
de Leone et il n’existe nulle missive.
Le courage, pour ne pas dire
l’insolence soudaine du jeune homme estomaqua Artus qui souffla :
— Fichtre ! Voilà qui est
envoyé ! Savez-vous, jeune imprudent, que j’ai navré [91] des impertinents pour moins que cela ?
— Oh, je n’ai nul doute à ce
sujet. Je n’ai pas peur, s’entêta le maigrelet. J’ai approché un miracle, elle
m’a souri et frôlé la main. Je ne ferai ni ne dirai jamais rien qui puisse la
mettre en péril ou seulement la mécontenter.
Encore cette dévotion que tous
manifestaient à l’égard de celle qui avait ravi le cœur et l’âme d’Artus. Un
soupçon jaloux l’effleura à nouveau :
— En quoi me permettre de rejoindre
le chevalier irriterait-il madame de Souarcy ?
— Parce que le chevalier
Francesco de Leone l’a sauvée et qu’elle doit lui en être infiniment
reconnaissante. Quelle étrange et merveilleuse coïncidence. Divine, vous
dis-je. (Agnan parut réfléchir, puis ajouta :) Monsieur, je vous sens
homme de haut. La confiance que vous a témoignée madame sous mes yeux me
confirme dans mon intuition. Vous me fîtes ce soir grand honneur en me conviant
à cet exquis repas, aussi… aussi suis-je tenté d’abuser de votre bienveillance.
— Comment cela ?
— En requérant de vous un
second honneur.
— Lequel ?
— La vérité, monseigneur. Nul
ne saurait vous y contraindre, j’en suis certain, si ce n’est l’estime que vous
auriez pu concevoir pour moi.
Artus le dévisagea. Il y avait chez
cet Agnan une sorte de timide mais inflexible pureté qui forçait le respect. Il
se décida :
— En estime, donc. La question
est simple et pourtant effroyablement embarrassante. Selon vous, madame de
Souarcy connaissait-elle le chevalier de Leone avant sa providentielle
intervention ?
— Le mobile de votre
interrogation ?
Morbleu, cet aveu était sans doute
l’un des plus ardus qu’Artus aurait jamais à faire. Il se jeta à l’eau :
— L’inquiétude d’un amoureux
que la vieillesse rattrape. Il s’agit, je vous l’assure, d’un amour que ne peut
qu’approuver l’Église.
Un sourire fendit le petit visage
rubicond. Agnan joignit les mains de bonheur :
— Quelle merveilleuse
nouvelle ! Quelle magnifique comtesse !
Redevenant soudain sérieux, il
asséna :
— Non, de cela je suis formel.
Madame de Souarcy n’avait jamais rencontré le chevalier. Quant au reste, il
s’agit davantage de ma part d’intuitions que de certitudes. J’ai eu le
sentiment qu’elle représentait quelque chose de crucial à ses yeux. Une sorte
de… mission… que sais-je. D’une importance si phénoménale qu’il s’est résolu à
abattre un seigneur inquisiteur. Lorsque je l’ai revu, il y a peu, le chevalier
m’a posé une bien sidérante question.
— Laquelle ?
— Il… j’avoue que je n’y ai
toujours rien compris… Il m’a demandé…, comment était le sang de madame de
Souarcy.
— Votre pardon ?
— Vous avez bien
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