Le sang des Borgia
ses pensées jour et nuit – ce dont elle ne disait mot à quiconque.
Paraissant sur le balcon, elle fut surprise de voir que la foule l’attendait. Son père avait chargé des gardes de la protéger ; mais ils ne pouvaient empêcher les fleurs de tomber à ses pieds. Elle sourit et eut un geste de la main à l’intention de ceux qui la saluaient ainsi.
Elle rit aux simagrées des bouffons, applaudit fifres et trompettes qui jouaient pour elle leurs airs les plus gais. Puis elle vit ses frères.
César avançait en premier, bien droit, l’air grave. Levant la tête, il aperçut sa soeur et sourit. Juan le suivait. Il ne fit aucune attention à elle, trop occupé à se pencher pour prendre les fleurs que les femmes lui tendaient. Geoffroi eut un grand sourire un peu niais à l’intention de son aînée.
Giovanni Sforza les suivait. Il avait de longues boucles brunes, une barbe bien taillée, un nez délicat ; il était plus trapu que ses trois frères. Elle se sentit un peu gauche et empruntée mais, quand, levant la tête, il la vit et la salua, elle répondit par une révérence, comme on le lui avait appris.
Dans trois jours elle serait mariée. Le défilé s’éloigna en direction du Vatican. Lucrèce mourait d’impatience à l’idée d’en apprendre davantage sur son futur époux. Adriana la réconforterait, prétendrait que tout allait bien ; mais Julia, elle le savait, lui dirait la vérité.
Elle lui demanda donc tout de suite :
— Qu’en penses-tu ?
Julia éclata de rire :
— Je le trouve beau, bien que vraiment grand… peut-être trop pour toi !
Lucrèce comprit sans peine. Julia la serra dans ses bras :
— Il est très bien. Tu ne dois te marier que pour le Saint-Père et pour l’Église. Cela n’a que peu d’importance pour ta vie.
À son arrivée dans le palais des papes, Alexandre avait transformé un ensemble de pièces nues, abandonnées depuis longtemps, en un fabuleux appartement. Les murs de son salon privé, la salle des Mystères, avaient été ornés de fresques peintes par le Pinturicchio, son artiste préféré. Le pape apparaissait dans l’une d’elles : il était l’un des rares élus ayant le bonheur de voir le Christ monter au ciel. Vêtu d’une grande cape ornée de joyaux, il avait posé à terre sa tiare d’or, et levait les yeux pour mieux regarder le Sauveur qui le bénissait.
Ailleurs, d’autres membres de la famille étaient représentés. Lucrèce prêtait ainsi ses boucles blondes à sainte Catherine, César était un empereur assis sur un trône d’or, Juan un potentat oriental, Geoffroi un chérubin. Et partout on voyait le taureau rouge qui était l’emblème de la famille.
Le Pinturicchio avait orné l’une des portes d’un portrait de la Vierge, dans toute sa beauté sereine – empruntée à Julia Farnèse, qui avait servi de modèle.
Il y avait aussi l’immense salle de la Foi, aux plafonds voûtés, dont les lunettes et les médaillons étaient, eux aussi, couverts de fresques : une pour chaque apôtre, lisant un rouleau de parchemin aux prophètes qui diffuseraient la parole du Christ – prophètes qui avaient les traits d’Alexandre, de César, de Juan et de Geoffroi.
Toutes les pièces étaient richement ornées de tapisseries et de dorures. Le trône papal, où Alexandre s’asseyait pour recevoir d’importants visiteurs, était installé dans la salle de la Foi. Les nobles s’agenouillaient sur des prie-Dieu pour baiser son anneau ; des divans étaient réservés aux personnages assez puissants pour mériter une audience un peu plus longue, où l’on évoquerait des projets de croisade, ou bien le partage du pouvoir dans les villes italiennes.
Giovanni Sforza, duc de Pesaro, fut conduit dans les appartements du pape, dont il baisa le pied, puis l’anneau. La beauté du Vatican l’avait fortement impressionné, comme les richesses dont il serait bientôt l’heureux propriétaire : car sa jeune promise avait une dot de trente mille ducats – de quoi embellir comme il convenait sa propre demeure.
Giovanni songea à ses futurs beaux-frères. Trop jeune, Geoffroi ne comptait pas. César ne semblait pas très accueillant ; mais Juan s’était montré plus avenant et lui avait promis qu’avant le mariage il pourrait se donner du bon temps à Rome. Peut-être ne serait-ce donc pas aussi redoutable que Giovanni ne l’avait craint. Bien entendu, il lui était impossible de dire non à son oncle le More : Pesaro lui
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