Le sang des Borgia
vie quotidienne. Celle des citoyens les plus pauvres était si terne que le pape se sentait tenu de leur offrir de menus plaisirs qui nourriraient leurs âmes. Sinon, comment s’assurer qu’ils soutiendraient la papauté ? Si les hommes de peu se voyaient contraints d’assister de loin aux divertissements des plus fortunés, la jalousie naîtrait en leurs cœurs. Il fallait donc les partager : seul moyen de tenir leur désespoir à distance.
C’était une journée chaude, remplie d’un parfum de roses. César, Juan et Geoffroi se rendirent à cheval jusqu’aux portes de la cité afin d’accueillir le duc de Pesaro. Ils étaient accompagnés des ambassadeurs de Florence, de Naples, Venise et Milan, comme de ceux de France et d’Espagne, tous magnifiquement vêtus.
Le défilé devait suivre le prétendant jusqu’au palais de son oncle, le cardinal Ascanio Sforza, vice-chancelier pontifical, où le jeune duc séjournerait jusqu’à son mariage.
Après quoi, il poursuivrait sa route jusqu’au Vatican. Alexandre avait enjoint à ses fils de longer le palais de Lucrèce, qu’elle ait l’occasion de voir son futur époux. Il avait tenté d’apaiser ses craintes en lui promettant qu’une fois mariée, elle pourrait séjourner avec Julia et Adriana dans le palais de Santa Maria del Portico, mais la jeune fille paraissait toujours inquiète. Et la savoir malheureuse le mettait très mal à l’aise.
Les préparatifs du défilé avaient pris des semaines, mais tout était enfin en place. On y verrait des bouffons habillés de vert et de jaune, des jongleurs, tandis que fifres et trompettes égaieraient la foule rassemblée le long du trajet, en attendant ce duc qui devait épouser la fille du pape…
Ce matin-là, pourtant, César se réveilla de mauvaise humeur, avec une migraine atroce. Il tenta même de se dérober à ses obligations, mais son père ne voulut rien entendre :
— Tu es le représentant du Saint-Père, il est donc hors de question que tu sois dispensé de tes devoirs, à moins d’être à l’article de la mort !
Alexandre se retira, furieux. César allait insister, mais sa soeur arriva en courant dans sa chambre, ayant appris qu’il était malade. Elle s’assit au bord du lit, lui caressa la tête, et dit :
— César, qui d’autre que toi pourrait me dire la vérité sur l’homme que je vais épouser ? À qui d’autre puis-je me fier ?
— À quoi bon ? Tu lui es déjà promise, et je ne peux rien y faire.
Elle sourit, lui ébouriffa les cheveux et se pencha pour l’embrasser :
— Est-ce donc aussi difficile pour toi que pour moi ? À l’idée qu’un autre va entrer dans mon lit, j’ai envie de pleurer. En tout cas, je refuserai de l’embrasser, je te le promets !
— J’espère, pour toi comme pour moi, que ce n’est pas une brute, sinon il faudra que je le tue avant même qu’il t’ait touchée.
Ravie, Lucrèce gloussa :
— Ce serait provoquer une guerre sainte ! Père aurait encore plus à faire que maintenant ! Une fois que tu aurais tué Giovanni, il devrait apaiser le More, puis faire alliance avec Naples. Si le More te capture et t’emmène dans son donjon pour te torturer, père devra aussi ordonner à son armée de te libérer, et Venise en profitera pour conquérir les territoires pontificaux ! Florence demandera à ses peintres de brosser de nous des portraits peu flatteurs, leurs prophètes nous voueront à la damnation éternelle !
Elle rit si fort qu’elle en tomba sur le lit.
César adorait l’entendre rire. Cela lui faisait tout oublier, jusqu’à sa colère contre son père. Et son mal de tête semblait s’apaiser un peu. Il accepta donc de prendre part au défilé.
Dès que Lucrèce entendit la musique, elle grimpa en courant l’escalier menant au premier étage du palais. Julia Farnèse, maîtresse du pape depuis plus de deux ans, l’aida à passer une robe de satin vert sombre, aux manches crème, ainsi qu’un corset orné de pierreries. Puis elle la coiffa, rassemblant ses longues boucles blondes en un chignon, laissant quelques mèches tomber sur son front et sa nuque pour mieux souligner l’effet d’ensemble.
Cela faisait des mois qu’elle tentait d’enseigner à Lucrèce ce qu’elle devait faire lors de sa nuit de noces, mais la jeune fille ne semblait guère y prêter attention Julia lui expliquait, à grand renfort de détails, comment plaire à un homme, mais Lucrèce ne pensait qu’à César. Il occupait
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