Le sang des Borgia
entendu :
— Il a de quoi s’inquiéter, en effet !
— Quelle a été la réponse du bon roi Ferdinand ? demanda Alexandre.
— Pour le moment, il refuse de se mêler de nos affaires.
Le pape éclata de rire :
— Voilà un homme d’honneur ! Il n’a pas oublié que je lui ai fourni la dispense lui permettant d’épouser sa cousine Isabelle de Castille, et donc d’unifier leurs deux royaumes.
— Il serait judicieux d’envoyer une ambassade à Naples, pour parvenir à un accord, dit Duarte.
— Nous leur offrirons une alliance maritale, convint Alexandre. Pourquoi Milan serait-il seul à en bénéficier ?
— Père, intervint César qui s’amusait beaucoup, je dois te rappeler que je suis cardinal de l’Église apostolique et romaine.
Le soir, Alexandre contempla les cieux et réfléchit aux destinées humaines. La crainte pousse les hommes à agir contre leurs propres intérêts. Oubliant toute raison, ils se transforment en niais babillards. Sinon, pourquoi le More prendrait-il le parti des Français, alors qu’il n’avait rien à y gagner ? Une fois une armée entrée dans sa ville, tous ses habitants seraient en danger – et son pouvoir avec. Le pape soupira. En ce domaine, les lueurs de la foi ne lui assuraient qu’un maigre réconfort.
La traîtrise règne sur le monde : mais certains sont encore plus féroces que d’autres. La cruauté anime leurs cœurs, réchauffe leurs veines, éveille leurs sens : ils éprouvent, à torturer leurs semblables, le même plaisir que d’autres à faire l’amour. Ils imaginent un Dieu vengeur de leur propre invention et, animés d’une ferveur religieuse démente, s’en font les serviteurs zélés. Le roi Ferrante était du nombre, même si, au grand malheur de ses ennemis, il préférait les tortures mentales.
C’était un homme trapu, de petite taille, à la peau olivâtre, aux sourcils noirs si épais qu’ils lui cachaient presque les yeux, ce qui lui donnait un air extraordinairement menaçant. Il était si velu que les poils émergeaient de son col et de ses manches, comme une fourrure d’animal sauvage. Jeune, il avait souffert de caries très graves qui avaient entraîné l’arrachage de ses deux incisives ; plus tard, par vanité, il avait demandé à l’orfèvre royal de lui en faire d’autres, en or. Cela avait d’ailleurs peu d’importance, car il souriait rarement – prenant alors un air plus sinistre encore. Toute l’Italie murmurait qu’il n’était jamais armé, et qu’il se déplaçait sans gardes du corps ; il se contentait, de ses dents en or, d’arracher la chair de ses ennemis !
Maître de Naples – le plus puissant royaume de la péninsule –, Ferrante inspirait à ses sujets une crainte éperdue. Il enchaînait dans des cages les ennemis qui lui tombaient entre les mains et, chaque matin, visitait ses donjons en jubilant. Une fois que ses prisonniers, succombant aux tortures, rendaient leur âme à Dieu, il faisait embaumer leur corps, qu’il replaçait dans leur cage, pour rappeler à ceux qui survivaient encore que son plaisir ne prendrait pas fin avec leur mort. Ses plus fidèles serviteurs n’échappaient pas à sa cruauté. Il les dépouillait de tout puis les faisait assassiner dans leur lit.
Et malgré tout cela, c’était un homme d’État de premier ordre, qui avait réussi à tenir la papauté à distance. Cela faisait des années qu’il refusait de payer la dîme à l’Église, se contentant d’envoyer à Rome, comme le voulait la tradition, un cheval blanc destiné à l’armée pontificale.
C’est en roi, et non en guerrier cruel, que Ferrante réfléchit à une alliance avec le pape. Toutefois, pour s’épargner toute mauvaise surprise et s’assurer une aide extérieure, il écrivit à son cousin, le roi d’Espagne Ferdinand : « Si le Saint-Père ne propose rien qui me satisfasse et refuse de nous assister, nous lancerons nos troupes sur Milan et, chemin faisant, nous emparerons de Rome. »
Le roi d’Espagne, conscient des tensions existant entre Naples, Rome et Milan, comprit qu’il devait intervenir. Il avait besoin du pape pour maintenir la paix, qu’il préférait toujours à la guerre. Si tout allait bien, il pourrait même l’informer de certains faits qui retiendraient son attention.
Homme de grande taille, à l’allure imposante, Ferdinand prenait très au sérieux sa tâche de monarque. Il était profondément chrétien et se soumettait sans discuter au
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