Le sang des Borgia
soleils identiques étaient apparus dans le ciel. La foule voulut y voir le signe que le prochain pape saurait équilibrer les trois pouvoirs de la papauté : temporel, spirituel et céleste. Cela parut un bon présage.
Mais le soir, dans la tour du palais du cardinal Della Rovere, où personne n’avait le droit d’entrer, seize torches s’allumèrent spontanément et, sous les yeux de la foule, toutes s’éteignirent, sauf une. Mauvais signe ! Quel pouvoir resterait-il à la papauté ? Un silence inquiétant régna sur la place.
À l’intérieur de la chapelle, le conclave était dans l’impasse. Les cellules paraissaient toujours plus humides et plus froides : les plus âgés des cardinaux commençaient à en souffrir. C’était insupportable ! Comment penser droit avec des genoux douloureux et des entrailles agitées ?
Cette nuit-là, certains prélats sortirent de leur cellule pour se glisser dans celle des autres. Il y eut de nouveaux palabres, de nouveaux accords, de nouvelles promesses, de nouvelles alliances. Mais les cœurs et les esprits des hommes sont changeants, et bien des difficultés pouvaient surgir. Celui qui s’était vendu à l’un ne risquait-il pas de se vendre à l’autre ?
Sur la place, la foule avait fondu : beaucoup, las et découragés, étaient rentrés chez eux. Le lendemain, à six heures du matin, il n’y avait donc plus grand monde quand une mince fumée blanche monta de la cheminée et qu’on abattit les pierres bouchant les fenêtres du Vatican pour faire une proclamation.
Une silhouette en soutane, à peine discernable, proclama :
— J’ai la joie de vous annoncer que nous avons un nouveau pape !
Ceux qui étaient au courant des rivalités internes au conclave s’interrogèrent : qui l’avait emporté ? Ascanio Sforza ? Della Rovere ? Mais une autre silhouette, plus imposante, fit son apparition à la fenêtre et, levant les mains, laissa tomber, comme des confetti, des bouts de papier sur lesquels on avait griffonné : « Nous avons un pape, le cardinal Rodrigo Borgia de Valence, désormais pape Alexandre VI. Nous sommes sauvés ! »
3
Quand le cardinal Rodrigo Borgia devint pape sous le nom d’Alexandre VI, il n’ignorait pas que sa première tâche devrait être de rétablir l’ordre dans les rues de Rome. Entre la mort de son prédécesseur et sa propre élection, plus de deux cents personnes avaient été assassinées. Un meurtrier fut capturé et pendu – avec son frère, pour faire bonne mesure –, sa maison brûlée et rasée, si bien que sa famille se retrouva sans toit.
L’ordre revint en quelques semaines. Le peuple de Rome fut ravi de voir que le nouveau souverain pontife savait se montrer aussi résolu qu’avisé.
Bien entendu, Alexandre avait d’autres décisions à prendre. Il devait aussi résoudre deux problèmes cruciaux, dont aucun n’avait le moindre caractère spirituel. En premier lieu, il lui fallait une armée pour reprendre le contrôle des États pontificaux. Ensuite, il lui fallait assurer la fortune de ses enfants.
Pour autant, assis sur le trône du Vatican, il ne cessait de réfléchir aux voies du Seigneur, à ce qui se passait dans le monde, les nations et les familles. N’était-il pas le vicaire de Dieu sur terre et, par conséquent, ne lui fallait-il pas traiter avec les rois, les cités, les républiques, les oligarchies, jusqu’à ces Indes mystérieuses qu’on venait de découvrir ? Donner à tous des conseils avisés n’était-il pas son devoir ? Et que faire, face à ceux qui mettaient en péril le pouvoir divin ?
La famille Borgia, quant à elle, comptait de nombreux membres dont il lui fallait s’occuper ; et ses enfants – son propre sang – étaient animés de passions violentes qui les rendaient incontrôlables.
Bref, ces deux objectifs pouvaient-ils être atteints sans sacrifier l’un à l’autre ?
Alexandre avait envers Dieu des devoirs parfaitement clairs : il devait rendre l’Église plus forte que jamais. Le souvenir du Grand Schisme, soixante-quinze ans plus tôt – deux papes, installés dans deux villes différentes –, ne faisait que renforcer sa résolution.
Les cités d’Italie appartenant à l’Église étaient désormais dirigées par des tyranneaux qui songeaient plus à remplir leurs coffres qu’à payer leur tribut à la papauté. Les rois ne voyaient dans la religion qu’un outil leur permettant de renforcer leur pouvoir. Que leur importaient les
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