Le sang des Borgia
leurs têtes sur les remparts. César fut stupéfait : l’étudiant turbulent était devenu, en une nuit, un tueur sans merci. À dix-sept ans, Tila Baglioni devenait le maître de Pérouse.
De retour à Rome, César raconta toute l’histoire à son père et lui demanda :
— La Vierge est tout particulièrement vénérée à Pérouse ! Comment peuvent-ils se montrer aussi féroces ?
Alexandre sourit ; l’histoire semblait l’avoir amusé.
— Les Baglioni sont de vrais croyants, ce qui est un grand bonheur : comment supporter cette vie, si l’on ne croit pas au paradis ? Mais c’est aussi ce qui donne à des hommes mauvais le courage de commettre de grands crimes au nom du bien et de Dieu.
Le nouveau pape n’aimait pas le luxe en soi. Mais le Vatican se devait d’évoquer toute l’étendue des félicités célestes. Si le menu peuple vénérait le souverain pontife, vicaire de Dieu sur cette terre, les rois et les princes témoignaient d’une foi moins assurée. Il fallait, comme pour beaucoup d’aristocrates, les convaincre par l’or et les pierres précieuses, les étoffes de soie et de brocart, l’opulence des tissus.
La salle des papes était l’une des plus grandioses du Vatican : sur des milliers de mètres carrés, les murs et les plafonds s’ornaient de scènes évoquant le bonheur sans mélange du paradis. C’est là que le souverain pontife recevait les pèlerins venus de toute l’Europe, la bourse pleine, pour solliciter une indulgence plénière. Les fresques montraient les papes couronnant de grands rois, comme Charlemagne, menant des croisades ou suppliant la Madone d’intercéder pour l’humanité. Les rois, baissant la tête, s’agenouillaient devant les portraits des vicaires de Dieu, qui levaient les yeux vers le ciel.
C’est dans ses appartements privés donnant sur la grande salle qu’Alexandre convoqua son fils Juan : il était temps de lui faire savoir qu’il devait assumer son destin.
Juan était presque aussi grand que César, mais de constitution plus frêle. Il avait les hautes pommettes, les yeux un peu bridés de ses ancêtres espagnols, une peau bronzée à force de chevaucher et de chasser. Il était pourtant dépourvu du charme de son père et de son frère : son regard était souvent soupçonneux, son sourire cynique. Il vint s’agenouiller devant Alexandre.
— Comment puis-je te servir, père ? demanda-t-il. Alexandre eut un sourire affectueux :
— Le temps est venu pour toi d’assumer les responsabilités qui t’incombent depuis la mort de ton demi-frère Pedro Luis. Comme tu le sais, il t’a légué son duché et son titre de duc de Gandie. Il était fiancé à Maria Enriquez, la cousine du roi d’Espagne Ferdinand. J’ai décidé d’honorer cet engagement, pour assurer à la fois notre alliance avec l’Espagne et l’amitié de la maison d’Aragon. Tu te rendras donc là-bas pour l’épouser. Comprends-tu ?
— Oui, père, répondit Juan – mais il avait l’air mécontent.
— Ma décision te déplaît ? Elle a de gros avantages pour toi comme pour nous. C’est une famille puissante, s’allier avec elle sera très fructueux politiquement. Et ton duché est très riche.
— Emmènerai-je des richesses avec moi, pour me faire respecter ?
— Qui veut l’être doit se montrer pieux et redouter Dieu. Tu serviras le roi fidèlement, tu honoreras ton épouse et te garderas des jeux de hasard.
— Est-ce tout, père ? demanda Juan d’un ton sarcastique.
— S’il y a autre chose, je te le ferai savoir, répondit son père d’un ton sec.
Son fils l’irritait prodigieusement, ce qui pourtant n’arrivait pas souvent. Se disant que Juan était jeune et n’avait guère le sens de la diplomatie, il reprit, avec une chaleur un peu forcée :
— Entre-temps, savoure la vie, mon fils. Ce sera une grande aventure si tu sais t’y prendre.
Le jour où César reçut le titre de cardinal, l’immense chapelle de la basilique Saint-Pierre fourmillait d’aristocrates élégamment vêtus : toute la noblesse italienne était là.
Ludovico Sforza, « le More », était venu de Milan en compagnie de son frère, le cardinal Ascanio, désormais vice-chancelier d’Alexandre VI.
Les d’Este étaient venus de Ferrare, vêtus de tuniques noires et grises très simples, mais inondées de joyaux. Pour eux, il ne s’agissait pas simplement de témoigner de leur respect au pape, mais aussi d’impressionner le père et le fils, dont
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