Le sang des Dalton
un costume noir en laine et j’ai revu mon texte avec Bob. Puis nous nous sommes pointés tous les deux sur la véranda de la ferme de Texas Johnson comme le soleil rougeoyant se couchait au milieu des cerisiers. J’avais de l’essence de rose dans les cheveux, un chapeau d’emprunt blanc entre les mains et mon frère avait brossé mes vêtements avec un balai en paille. Quand Julia a poussé la porte treillissée, cette visite impromptue l’a décontenancée. Elle nous a servi à chacun un verre de thé avec du sucre et Bob a emporté le sien dans l’arrière-cour où il s’est installé sur un siège en pêcher en compagnie de Mrs Johnson, terrifiée, avec qui il s’est montré aussi aimable qu’un séminariste.
Julia et moi nous sommes assis face à face dans le salon, où nous avons bu notre thé accompagné de biscuits au gingembre. Elle s’était changée et avait revêtu une robe bleue en vichy pleine de bouillons et de nœuds ; ses longs cheveux bruns étaient réunis en torsades retenues par des rubans. Elle s’était fardé les joues avec du colorant rouge de géraniums artificiels et avait poudré sa peau mate avec de la farine de maïs.
J’ai inspecté les étiquettes de conserves et de paquets de café épinglés aux murs en guise de décoration – pratique courante à l’époque. Un emballage d’amidon était orné d’une jeune fille en blouse sur une balançoire et j’ai dit à Julia qu’elle était aussi jolie que cette gravure.
Elle a rougi, fixé ses chaussures et reposé son verre sur un napperon.
« Tu aimerais que je joue un peu de musique ? » m’a-t-elle proposé.
J’ai répondu que oui, elle a pris place au piano et, un doigt sur la tempe, je l’ai écoutée enchaîner « Amazing Grace », « Washed in the Blood of the Lamb » et « Jesus, Help Me to Remember ».
« Et cette parade nuptiale, là… » ai-je suggéré.
Elle a tourné une page de partition, sans m’adresser un regard.
« Ce n’est pas une parade que ça s’appelle, a-t-elle objecté.
— Pourquoi tu jouerais pas ça ? » me suis-je entêté.
Elle s’est levée de la banquette avec un sourire des plus enjoués à l’intention de son invité.
« J’ai les doigts qui fatiguent », a-t-elle fait valoir.
Elle avait un chaton blanc, qu’elle a affublé de pendants d’oreilles. Il m’a griffé le pantalon et mordillé les doigts avec ses pendeloques qui lui ballottaient aux oreilles et nous nous en sommes amusés plus longtemps que de raison. Puis il s’est lassé du goût de mes jointures et s’en est allé folâtrer sous le piano.
« Je suis censé te demander de partir en chariot avec Amos Burton pour nous retrouver, Bob, Eugenia et moi, après quoi nous rallierons Joplin et prendrons un bateau en partance pour le Sud en tant qu’immigrants. »
Je crois qu’elle a dû écouter chacun de mes mots à deux fois. Son expression était simultanément peinée, touchée, inquiète et amoureuse.
« Je suis censé te demander de t’enfuir avec moi », ai-je repris.
Elle a secoué la tête.
« Mais tu ne vas pas le faire, n’est-ce pas ? a-t-elle répliqué. Tu ne veux pas m’entendre te répondre non, donc tu ne vas pas te risquer à poser pareille question. »
J’ignore comment j’ai réagi sur l’instant. Peut-être que je me suis trituré nerveusement les mains.
« Non, ai-je acquiescé, je serais vraisemblablement trop timide et embarrassé. »
Nous sommes sortis, Julia s’est assise sur la balançoire et nous sommes restés silencieux un long moment, à observer les nuages qui dévoraient, puis délaissaient la lune.
« Je n’ai jamais voulu que les choses se déroulent ainsi, ai-je assuré. Ça fait belle lurette que j’ai envie d’arrêter. Mais une chose en entraînant une autre… C’est comme si j’avais été emporté par une rivière. » J’ai lancé un bâton. « Ça paraît idiot, pas vrai ? »
Julia s’est appuyée contre l’une des cordes de la balançoire.
« Non, m’a-t-elle tranquillisé. Je suppose que c’est exactement ce qui s’est produit.
— J’ai vingt ans, Julia. J’ai toute la vie devant moi. J’ai un dernier petit truc à faire, mais ensuite je dirai adieu au passé et je recommencerai ma vie. Et je me sentirais vraiment plus de bonheur si tu consentais à être ma compagne. Pas besoin de te décider tout de suite. Tu n’as qu’à faire parvenir un mot au bureau du télégraphe de Joplin – oui
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