Le sang des Dalton
sommes mis en route vers minuit et nous nous sommes engagés sous la pluie avec le produit de nos razzias hivernales sur un chemin boueux. Le petit William McElhanie et Bitter Creek Newcomb nous avaient offert leur aide quelque temps auparavant et ils nous accompagnaient, Bob et moi, lorsque nous nous sommes élancés pour prendre au lasso autant d’animaux que possible, tandis que Grat, emmitouflé dans son imperméable, gardait notre vingtaine de chevaux et préparait du café pour notre retour.
Il ne faisait pas chaud cette nuit-là. La pluie crépitait comme de la cendrée sur nos chapeaux, mais Bob réussit tout de même à allumer un cigare – il ne fumait qu’occasionnellement –, qu’il réduisit à l’état de moignon avant que nous ayons atteint les terres limoneuses où les bêtes de Rogers musardaient avec cet air absent qu’ont les chevaux, comme s’ils n’avaient pas conscience de l’orage. Mon frère et moi les avons rabattus en direction de McElhanie et Newcomb en leur assénant de temps à autre un petit coup de lasso sur la croupe.
Les chevaux s’éparpillaient, ils se rassemblaient, ils regimbaient quand McElhanie leur passait la corde au cou, mais nous avons malgré tout pu séparer les plus beaux spécimens des bêtes ensellées ou boiteuses et les ramener avec force cris et clameurs jusqu’au reste de notre armada.
Toutefois, voler les bêtes de Bob Rogers fut fatal à notre réputation dans les Territoires. Rogers était un Indien mince comme un manche de pioche, rapiat et rancunier. Il dormait si peu qu’il ne se déshabillait jamais et se bornait en général à fermer les yeux pendant trois ou quatre heures sur une chaise Shaker [1] à dossier droit au milieu de sa salle de séjour au sol en terre battue. Il se réveilla cette nuit-là vers trois heures et demie du matin et, comme il mêlait son urine à la pluie depuis le seuil de sa cuisine, son regard se posa sur sa faucheuse, sur sa charrue à mancherons et sur ses chevaux endormis debout près de la mangeoire. Il lui parut bizarre qu’ils se soient aventurés jusque-là et quand, plissant les yeux, il vit combien il lui en manquait, il remonta sa bretelle droite, puis empoigna le revolver à percussion chargé qu’il conservait dans son garde-manger. Il s’avança pieds nus dans les herbes hautes jusqu’à la clôture et attrapa par la queue la seule bête de course restante, que Newcomb avait laissée par erreur. Puis il se lança à nos trousses.
Newcomb avait pris les vingt dollars que lui avait remis Bob, il les avait fourrés dans le fond d’une de ses bottes et avait regagné au galop le ranch Turkey Track pour y entamer sa journée de travail. McElhanie avait tenté de s’attarder, mais vu que Grat ne cessait de le fusiller du regard, il avait fini par partir pour le campement d’Annie Walker afin d’y louer ses services sous le pseudonyme de « Narrow Gauge Kid » , « le Kid de la voie étroite ».
Nous avons vendu la moitié du lot à une vingtaine de kilomètres de Baxter Springs, à Colombus, au Kansas, où nous nous sommes attardés comme de mauvais sujets, le temps d’esquinter à coups de couteau les pieds d’une chaise dans un café, de jeter des cacahuètes sur les fermiers au saloon et de braquer nos pistolets déchargés sur tous les gosses du haut de nos chevaux.
Étant donné qu’il n’avait plus besoin de faire semblant d’être marshal adjoint, le lendemain matin, Bob signifia sa démission au tribunal de Wichita dans une lettre dont il rédigea quatre brouillons et à laquelle il joignit une liste de doléances presque toutes liées à sa rémunération. J’eus un serrement de cœur quand mon frère renonça au métier, parce que mon poste dépendait du sien et que, au fond, j’avais toujours envisagé le vol de chevaux comme une sorte de parenthèse que je pourrais plus tard refermer, quand le salaire se ferait plus régulier.
Nous n’étions donc plus des représentants de la loi quand nous nous sommes engagés dans la rue principale de Baxter Springs avec notre armada volée que nous cornaquions au moyen de gaules en bambou. Nous étions des voleurs de chevaux sales et mal rasés, dont les selles grinçaient à cause de la pluie. Grat fermait la marche, Bob et moi étions respectivement au milieu et devant. Nous venions de franchir un coin de rue avec nos mustangs quand nous avons aperçu un détachement de métis qui mettait pied à terre – et Bob Rogers, avec
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