Le sang des Dalton
Texas Johnson et je l’ai écouté fustiger Benjamin Harrison, le président d’alors, et les républicains. Il était déjà résolu à voter pour le démocrate Grover Cleveland en 1892, du moins si Jerry Simpson, le populiste, n’était pas candidat.
« Ce qu’il nous faut, c’est un bonhomme capable de tenir tête aux banques nationales et de les forcer à penser de nouveau aux agriculteurs. Et après ça, il faudrait qu’il se retrousse les manches et qu’il s’attaque aux chemins de fer. Tu sais que c’est trois fois plus cher d’acheminer du blé d’ici jusqu’à Chicago que de Chicago à New York, qui sont plus éloignées ? Du temps où le maïs se vendait dix cents le boisseau au Kansas – dix cents ! -, le transport en coûtait neuf. Un fermier devait récolter un boisseau pour ses gosses et un autre pour les chemins de fer. Ça me paraît pas normal. Je suis d’accord avec Mary Lease, du parti populiste : on devrait semer moins de blé et plus de désordre. Les chemins de fer ont oublié les petits depuis longtemps. Ils donnent la priorité aux grosses cargaisons par rapport aux plus modestes, aux grandes villes par rapport aux communes rurales ; ils ont la mainmise sur toutes les assemblées législatives à l’ouest de Susquehanna – ils te mettent pas en boule, toi ?
— Ils auraient bien besoin qu’on leur explique deux-trois trucs, ai-je acquiescé.
— Et c’est pas rien de le dire. » Il a bourré sa pipe et gratté une allumette sur l’assise de son fauteuil à bascule. « Tu as l’intention de louer une ferme ou d’être cow-boy ? »
Je lui ai expliqué que j’étais journalier et que je vivais dans un dortoir au ranch de Riley, mais que j’avais dans l’idée de briguer un poste de marshal adjoint dès que Grat et Bill seraient acquittés en Californie.
« Je crois que la vaisselle est terminée », a-t-il lâché en se levant de son rocking-chair.
Julia et moi avons marché jusqu’à l’étang, près duquel des vaches Hereford broutaient l’herbe tendre, l’œil fixe, et où des lenticules empiétaient sur la surface de l’eau.
« On s’est bien entendus, ton père et moi, ai-je affirmé. On voit pareil sur plein de choses. On est comme deux larrons en foire. »
Julia s’est éloignée pieds nus dans l’herbe, la tête baissée, et j’ai galopé après elle dans mes bottes pour la rattraper. Je lui ai passé un bras autour des épaules.
« Quand ma sœur n’est pas là, je m’enferme à clef dans la chambre et je pleure dans mon oreiller ; ou parfois, je me déshabille et je vais nager dans l’étang pour qu’on ne remarque pas mes larmes, m’a-t-elle confié. Si j’avais une maison, j’aurais une pièce spéciale avec des murs bleu foncé, un divan en cuir et un tiroir rempli de mouchoirs.
— Qu’est-ce qui te rend si triste ? » ai-je demandé.
Elle m’a considéré un moment, puis elle est repartie en direction de la maison et s’est installée sur la balançoire, la joue contre l’une des cordes, pendant que je jouais doucement de l’harmonica, adossé à un sapin du Canada. Vers neuf heures, elle m’a raccompagné jusqu’à mon cheval et je lui ai offert le coupe-papier en teck et le flacon de parfum encore dans son écrin en velours que j’avais récupérés dans la ferme en vente aux enchères.
À cet instant, j’aurais voulu lui dire que je l’aimais ; que j’allais dégotter un boulot stable et l’épouser – ou décrocher le pactole et m’enfuir avec elle –, mais elle a posé un doigt sur mes lèvres et m’a tendu une page de son journal intime pliée en quatre.
« Ne lis pas tout de suite. Garde ça pour plus tard. »
Comme je m’éloignais, j’ai discerné sa silhouette devant la porte treillissée, puis celle-ci s’est refermée et j’ai arrêté mon cheval au milieu de la route sous la lune blanche. J’ai déchiré la feuille en la dépliant et je l’ai approchée de mon nez jusqu’à ce que je puisse déchiffrer ce qui était écrit. C’était un passage de la Bible : « Nous vous exhortons, frères, à faire encore de nouveaux progrès : ayez à cœur de vivre dans le calme, de vous occuper de vos propres affaires, et de travailler de vos mains, comme nous vous l’avons ordonné, pour que votre conduite soit honorable au regard des gens du dehors, et que vous n’ayez besoin de personne. Première épître aux Thessalonitiens, chapitre 4, versets 10 à 13. »
Et
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