Le sang des Dalton
là, ça a à peu près fini par rentrer.
Newcomb s’est activé, il a pris des contacts et trois des vachers aux côtés desquels j’avais manié le lasso au ranch Bar X Bar – les trois auxquels Bob m’avait soustrait car il les tenait pour de mauvaises fréquentations, Dick Broadwell, Bill Doolin et Bill Powers – ont débarqué fin juin et élu domicile à l’abri.
Dick Broadwell était un type comique et pétulant, le fils cadet d’une famille prospère d’Hutchinson, dans le Kansas. Il avait épousé à Fort Worth, au Texas, une jeunette qui avait décampé avec tout ce qu’il avait au bout de deux semaines à peine et il avait regagné, morose, le territoire sous le pseudonyme de Texas Jack Moore. Il était mince, pâle, docte, soupçonneux. Il portait des lunettes en toile pour se protéger des rafales de poussière et était dégarni sur tout l’avant du crâne, mais il avait de longs cheveux bruns d’une vingtaine de centimètres qui lui arrivaient dans les yeux quand le vent les ébouriffait comme les pages d’un livre. Il était du genre à relever n’importe quel défi – sauter du toit d’un wagon de marchandises, avaler une cigarette allumée, lancer un couteau entre ses orteils… Il se présenta à l’abri avec un chaton noir qu’il avait baptisé Turtle et qu’il nourrissait de sardines en boîte. Il avait sur les doigts des verrues qui évoquaient des choux-fleurs.
J’ai repéré Bill Powers à plus de quatre kilomètres de distance quand il s’est pointé au pas sur son cheval, au milieu de l’herbe qui s’élevait jusqu’à ses étriers en bois. Il observait solennellement les cèdres et le scintillement du soleil sur la rivière. Je me souviens qu’il avait un foulard rouge sur le nez à cause du pollen, le col de chemise boutonné, un fusil en travers de la selle et un étui à violon dans la main gauche. Il se faisait alors appeler Tim Evans. Je n’ai jamais découvert pourquoi. C’était un homme grand, propre, beau, bien élevé ; il portait une grande moustache, mais pas de favoris et il était aussi discret et flegmatique qu’un bon majordome. Il parlait couramment espagnol ; il était capable de faire durer une pipe deux heures ; il avait des ongles ébréchés aussi blancs que des touches de piano. Il avait coutume de s’asseoir sur la couchette inférieure des lits superposés avec une pipe en écume, un bidon d’huile et, étalés sur la couverture, les centaines de rouages, de chevilles et de rondelles d’un réveil, qu’il nettoyait tour à tour avec un mouchoir et accouplait les uns aux autres jusqu’à ce qu’il puisse se coucher avec le tic-tac du mécanisme près de son oreille. Il aimait déjeuner au soleil, les yeux fermés, ainsi que se balader au bord de la Canadian avec mes jumelles et un exemplaire des Oiseaux d’Amérique de John James Audubon pour identifier les espèces locales. Chaque fois, Broadwell lui criait : « Si jamais tu aperçois une poule sauvage à croupion rebondi, tu me préviens, d’accord ? » Et Powers souriait en frottant une allumette contre le foyer de sa pipe.
Le dernier à nous rejoindre fut Bill Doolin, qui venait de Eureka Springs, dans l’Arkansas, où il était aller prendre les eaux pour soulager ses rhumatismes et avait courtisé une fille de pasteur dénommée Edith Ellsworth, destinée à devenir sa femme. Doolin eut par la suite sa propre bande, dont fit partie mon frère Bill, mais alors, ce n’était qu’un cow-boy rouquin aussi dégingandé qu’un portemanteau, avec des yeux bleus de simplet, un air abattu et une moustache qui lui recouvrait la lèvre du bas. Une mule attachée à la queue de son cheval transportait sous une bâche ses poêles, ses moules à gâteau et ses bocaux d’épices – poivre de Cayenne, arrow-root et ciboulette, macis, graines d’aneth et clous de girofle, romarin, gingembre, basilic et thym. C’était un bon cuisinier, il passait aux fourneaux plus souvent qu’à son tour et il aurait pu rester avec nous plus longtemps s’il n’avait pas été si intimement persuadé qu’il valait bien deux hommes, qu’il était plus malin que Bob et qu’il était de facto le chef naturel de toute coterie à laquelle il appartenait. Il affichait un sourire narquois, n’écoutait pas ou émettait des objections chaque fois que mon frère prenait la parole. Il était par moments aussi rétif qu’un adolescent. Il se fit descendre au fusil de chasse par
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