Le secret de la femme en bleu

signa.
    — Et puis… après tout… reprit-il après une courte hésitation. Des étrangers venus de par là ? fit-il en désignant le sud. Oui, j’en ai vu. Un groupe ou deux, peut-être trois, des gens vêtus comme des Bourguignons, disent les uns, comme des Aquitains, disent les autres, et même – il paraîtrait – comme des Romains. Sûrement pas comme nous autres. Ils ne sont pas restés dans le bourg. Certains ont trouvé à se loger dans une ferme à une petite lieue d’ici en allant vers Metz. D’autres sont passés, le temps d’une collation, et ont filé tout de suite. Dieu sait où… Et puis aussi pas mal de colporteurs… des Juifs, des Syri ( 13 )… Et des saltimbanques, des jongleurs, des faiseurs de tours, des montreurs d’ours… Enfin, fais excuse, mon père, il y en a même qui ont installé un lupanar, qui commence à se garnir… Tu vois ?
    — Je préférerais ne pas voir, mais je vois.
    — Alors, comment s’y retrouver ?
    Le moine jeta à son interlocuteur un regard perçant.
    — Dis-moi donc, lui demanda-t-il, ce que tu viens de m’apprendre… ni secret ni mystère… Alors ? Pourquoi t’es-tu fait tirer l’oreille ?
    — Va comprendre, à présent, à qui on a affaire ! Surtout qu’en face il se serait passé de drôles de choses, tellement graves même que Charles – Dieu le protège ! – aurait envoyé un de ses proches cousins pour débrouiller tout ça.
    — Si graves, en vérité ?
    L’aubergiste baissa la voix.
    — On parle d’une tuerie, et aussi d’un trésor… volé… envolé… disparu… Ouais… On parle, on parle… Mais qu’est-ce qui est vrai ? En tout cas, ces étrangers qui ont passé par ici, hein, qui sait s’ils n’ont pas trempé dans tout ça ?
    — Oui, qui sait ? répéta le voyageur. Cependant, tu m’as parlé, je crois, d’une ferme, en allant vers Metz, où se trouveraient peut-être des gens surprenants et suspects.
    — Oui… On l’a dit… Y sont-ils encore ? J’en sais rien. Si ça t’intéresse d’aller y voir… Sur la route de Metz, à un peu moins d’une lieue, tu verras un chemin qui part sur la gauche. Tu ne peux pas le manquer, à la croisée se trouve une fontaine avec un abreuvoir sous un orme. Mais à tes risques et périls !
    — En effet !
    Le moine rajusta la courroie de sa musette et saisit son gourdin de la main gauche. Puis il ordonna :
    — Agenouille-toi, tavernier, pour recevoir ma bénédiction. Espérons qu’elle effacera quelques-uns de tes innombrables péchés !
    Le religieux fit, par trois fois, le signe de la croix sur la tête penchée de l’homme à genoux en récitant une prière ; puis il quitta l’auberge.
    Avant de partir pour Metz, il parcourut les rues et venelles de la bourgade où se pressaient des hommes et des femmes de toutes conditions aux allures et vêtures les plus diverses, au milieu de voitures qui progressaient avec difficulté et de cavaliers qui se frayaient un chemin à coups de cravache. Il observa longuement les maisons et échoppes, en particulier la seconde auberge remplie d’une pratique turbulente qui encourageait des saltimbanques braillards.
    La localité était cernée par une levée de terre, rempart rudimentaire et discontinu. Après l’avoir franchi, le moine s’engagea sur la route de Metz qui courait parallèlement à la Moselle, en contre-haut. A droite, sur les rives inondables s’étendaient des prés où des vaches broutaient l’herbe nouvelle, à gauche des terres où s’activaient des maraîchers. Marchant d’un bon pas, il atteignit un bois dont les taillis enserraient la chaussée. En moins d’une heure, il arriva à la fontaine qu’avait décrite le tavernier et qu’il reconnut facilement.
    Il s’engagea sur la sente qui devait mener à la ferme où séjournaient peut-être des « étrangers », redoublant de précautions à mesure qu’il pensait s’en rapprocher. Tout à coup il aperçut, à cinq cents pas de là, un homme qui avançait de bosquet en bosquet dans la même direction que lui. Il tenta de se dissimuler derrière un buisson. Trop tard. L’inconnu, déjà, s’était arrêté pour l’observer. Ils demeurèrent ainsi, immobiles, un moment. Puis ils firent quelques pas, prudemment, à la rencontre l’un de l’autre. Le moine sourit et ôta son bonnet de fourrure, découvrant son crâne chauve. Alors, toujours silencieusement, ils accélérèrent l’allure.
    — Vertu Dieu, voici bien le plus étrange colporteur levantin