Le secret de la femme en bleu
à Yutz, et par là même avec toi, Doremus, avec Sauvat…
— … et les deux gardes qui nous restent… compléta l’ancien rebelle.
— Pour mon service, indiqua le Grec, l’abbé m’a confié deux esclaves, un Lombard, assez bon cuisinier, et un nommé Colas, avisé et sûr, paraît-il, qui pourra à l’occasion faire office de messager.
Les trois amis en vinrent alors au voyage inopiné du comte Childebrand à Aix, évoquant ses raisons – elles n’étaient pas difficiles à percer –, tentant d’en évaluer les résultats – il était moins aisé de les conjecturer. Enfin, ils abordèrent ce qui avait motivé la démarche de Doremus : le prochain déplacement de Fabian. Ils arrêtèrent des dispositions pour la protection de Lithaire. Le frère Antoine, pour la circonstance, décida de différer son retour à Metz d’un ou deux jours.
Le lendemain, l’adjoint de Hunault quitta la résidence dès l’aube. Accompagné de quatre serviteurs, il prit le bac pour traverser la Moselle. A Yutz il se sépara de ses domestiques qui, sur son ordre ou avec sa permission, se dirigèrent vers une méchante auberge du port où, avec peu d’argent, on pouvait satisfaire toutes ses envies… à condition de ne pas être trop exigeant.
Lithaire, cette fois, s’était habillée, grâce aux vêtements que lui avait procurés le Grec, comme une de ces Levantines qui faisaient commerce de bibelots et de colifichets. Tout en abordant celle-ci ou celle-là pour lui proposer un peigne, une broche ou un bijou clinquant, elle surveillait Fabian du coin de l’œil. Celui-ci, sans plus se préoccuper de son escorte, se dirigea d’un bon pas vers le centre du bourg. La jeune femme put le suivre à distance sans difficulté, du moins tant qu’il progressa au milieu de la foule qui se pressait dans les rues encombrées d’étals.
Quand il eut franchi la levée de terre qui tenait lieu de remparts, il accéléra l’allure. Le chemin qu’il prit était bordé de murs faits de pierre et de terre et hauts de sept à huit pieds. Ils délimitaient des cultures maraîchères. Des sentes semblables partaient à angle droit des deux côtés de cette voie pour desservir d’autres tenures. L’adjoint de Hunault, à présent, se trouvait seul, à quelque trois cents pas devant Lithaire, sur ce chemin de plus en plus étroit à mesure qu’il s’enfonçait dans la campagne. Il devenait impossible, même en redoublant de précautions, de continuer une poursuite sans être remarqué. Mais pourquoi le négoce d’une Levantine ne l’aurait-il pas amenée à emprunter le même itinéraire que celui de Fabian ? La jeune femme décida donc de continuer sa route le plus naturellement du monde.
La sente aboutissait, plus loin, à une petite place où se tenait, immobile, une femme vêtue d’une tunique bleu nuit et d’un voile de même couleur, au côté de deux chevaux sellés. Fabian se dirigea vers elle à grandes enjambées en lui faisant un large signe du bras. Comme Lithaire, à son tour, pressait le pas pour se rapprocher, subitement un homme jaillit derrière elle d’une sente latérale en brandissant un coutelas, prêt à lui porter un coup mortel. Fut-ce le bruit des pas précipités, le craquement d’une branche, un pressentiment ? La jeune femme, mystérieusement alertée, sans essayer de faire face, se laissa tomber prestement de côté sur le sol, saisit la cheville droite de son agresseur qu’elle tira violemment vers la gauche. L’homme trébucha et, en voulant, bien que déséquilibré, se servir encore de son arme, l’enfonça dans la glaise, à deux doigts du visage de Lithaire. Celle-ci cependant avait eu le temps, à terre, de sortir son poignard de la gaine qu’elle portait à la ceinture. Tandis que l’agresseur, se redressant avec peine, s’efforçait de reprendre son coutelas, il ne se méfia pas de la riposte de la jeune femme qui le frappa par deux fois avec son poignard tenu de la main gauche ! Il porta ses deux mains à sa poitrine, avec un air d’intense surprise, regarda cette étrange Levantine, à demi allongée, appuyée sur son coude, et prête à lui porter un nouveau coup, comme s’il se fut agi d’une stryge ( 26 ) sortie tout droit des enfers. Il secoua la tête, en une sorte de supplication muette, et s’affaissa.
Mais déjà Timothée et le frère Antoine, qui suivaient Lithaire à faible distance, étaient accourus. Tout s’était déroulé si vite qu’ils n’avaient
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