Le secret des enfants rouges
Sentant l’épaisseur du silence, Victor découvrit le visage indigné de son commis et grimaça un sourire.
— En définitive, le seul élément neuf est que la camériste est peut-être l’assassin, dit-il d’un ton conciliant. Elle aura fait semblant de disparaître. Bon, je retourne rue des Saints-Pères. Ouvrez l’œil, Sherlock Pignot, je serai de retour à dix-huit heures !
— Hé ! Attendez, ils sont tous- allés à… Et puis j’ai les crocs, moi ! protesta Joseph.
— Suivez les principes de M. Mori : quand on a faim, on mange, lui lança Victor en sautant sur le marchepied d’un omnibus.
Joseph le regarda s’éloigner. Il trouvait un plaisir mélancolique à son état de victime exploitée par un tyranneau. Durant quelques minutes, il s’attendrit à la vision de son corps pantelant, trépassant sur le macadam au milieu de la foule. Il ne vit pas sortir Anna et son orgue.
L’inspecteur Raoul Pérot avait enfin réintégré son bureau. Il s’étira, ôta ses souliers et se massa la plante des pieds, constatant que ses chaussettes n’étaient que deux trous enrichis d’un feston de laine. Il desserra son nœud de cravate et se laissa aller contre le dossier de sa chaise. Il aurait volontiers bu un cordial. Une phrase de Jules Janin lui vint à l’esprit : « Le journalisme mène à tout à condition d’en sortir. » Il remplaça « journalisme » par « police », songeant qu’il ne ferait pas long feu au sein de cette administration, même si son activité rémunérée mille huit cents francs par mois était une sinécure qui lui laissait le loisir de s’adonner à la littérature.
Une curiosité morbide l’avait saisi lorsque les deux gardiens de la paix étaient apparus à l’entrée de la cour, porteurs de leur sinistre fardeau. Il n’avait pu se retenir de soulever la couverture masquant le cadavre et s’était senti défaillir. C’était la première fois qu’il contemplait la mort en face. Cette confrontation avait définitivement douché son enthousiasme pour la carrière policière.
Il chaussa ses souliers en savate et ferma la fenêtre.
Le poste de police dont il était responsable se situait au fond du sombre boyau d’un immeuble habité de familles nombreuses. Il comportait une salle de garde où un gros poêle ventru occupait le quart de la surface, un comptoir derrière lequel Chavagnac et Gerbecourt disputaient des batailles navales, et une cellule, vide la plupart du temps. Pour accéder aux commodités, il fallait gravir un étage et redescendre chez le père Arsène, tenancier d’un bouillon où ils avaient leur chopine et leur rond de serviette. À la suite de l’erreur d’un rond-de-cuir, on avait installé un téléphone au mur de son bureau, un cabinet minuscule qu’il avait arrangé à son goût.
Nommé à ce poste depuis seize mois, l’inspecteur Pérot s’efforçait de prendre au sérieux ses responsabilités, quoique son secteur peuplé d’artisans et de petits commerçants fût d’un calme plat. Les seules affaires intéressantes qu’il avait rencontrées avaient été l’effraction d’une librairie rue des Saints-Pères et l’internement d’un pauvre diable qui cherchait sa femme dans une chaussette.
La vie suivait son cours, annihilant le passage du temps, et semblait n’être qu’une longue journée, ponctuée de querelles de voisinage, de batailles navales, du contrôle régulier du registre de trois hôtels miteux et des steeple-chases de tortues.
Aussi quand, ce matin du 17 avril, une délégation de laveuses et de pêcheurs à la ligne investit le poste de police, Raoul Pérot et ses quatre subalternes eurent-ils l’impression qu’un cataclysme venait perturber leur train-train quotidien. À l’aube, le père Figaro, un tondeur de chiens familier des quais de Seine, avait repéré un ballot battant une pile de la passerelle des Arts.
« Loi des séries », en conclut aussitôt Raoul Pérot. En effet, la veille, un coup de téléphone anonyme annonçant la présence d’un cadavre dans le XI° arrondissement l’avait contraint à se présenter à son chef hiérarchique, boulevard du Palais, car les gardiens de la paix du susdit arrondissement avaient effectivement trouvé le corps troué d’une balle d’un antiquaire de la rue de Nice. Raoul Pérot s’était perdu en conjectures, tout comme son supérieur, le grand manitou Aristide Lecacheur : pourquoi prévenir un fonctionnaire de la rive gauche
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