Le seigneur des Steppes
quinte de
toux qui aggrava son état. Khasar le regarda sans une once de compassion.
— Tu n’as plus de souffle, frère. Si tu étais un cheval,
je te dépècerais pour te donner à manger aux guerriers.
— Tu ne comprends rien, comme toujours, répondit Temüge
d’une voix faible.
Il s’essuya la bouche du dos de la main. La rougeur montée à
ses joues disparut et sa peau redevint cireuse sous le soleil.
— Je comprends que tu t’épuises à baiser les pieds de
ce chamane crasseux, rétorqua Khasar. Tu commences même à sentir comme lui, je
l’ai remarqué.
Temüge aurait ignoré le trait cruel de son frère si, levant
les yeux, il n’avait découvert dans son regard une prudence qu’il ne lui
connaissait pas. Il l’avait sentie chez d’autres, qui l’associaient au chamane
du Grand Khan. Ce n’était pas exactement de la peur, ou alors la peur de l’inconnu.
Il l’avait attribuée à l’ignorance d’imbéciles, mais déceler la même
circonspection chez Khasar lui plut étrangement.
— J’ai beaucoup appris de lui, déclara-t-il. Parfois, j’ai
même été effrayé de ce que j’ai vu.
— Les guerriers murmurent beaucoup de choses à son
sujet, mais rien de bon. Il paraît qu’il prend les bébés dont les mères ne
veulent pas et qu’on ne les revoit jamais.
Gardant les yeux fixés sur les murs de Baotou, Khasar ajouta :
— On dit qu’il a tué un homme rien qu’en le touchant.
Temüge se redressa.
— J’ai appris à appeler la mort de la même façon, mentit-il.
La nuit dernière, pendant que tu dormais. C’était très douloureux et voilà
pourquoi je tousse aujourd’hui, mais mon corps se remettra et la connaissance
restera.
Khasar jeta un regard en biais à son frère, ne parvint pas à
deviner s’il disait vrai.
Temüge lui sourit et ses gencives tachées par la pâte noire
rendirent son expression terrible.
— Tu n’as pas à avoir peur de ce que je sais, frère, dit-il
d’une voix suave. Le savoir n’est pas dangereux ; seuls les hommes le sont.
— C’est le genre de niaiseries enfantines qu’il t’enseigne ?
repartit Khasar d’un ton méprisant. Tu parles comme Yao Shu, le moine
bouddhiste. En voilà un au moins que Kökötchu n’effraie pas. Chaque fois que
ces deux-là se rencontrent, on dirait deux béliers qui se disputent un
territoire au printemps.
— Le moine est un sot, répliqua Temüge. Il ne devrait
pas éduquer les enfants de Gengis. L’un d’eux sera peut-être khan un jour et le
bouddhisme les rendra mous.
— Pas celui que ce moine enseigne. Il peut casser des
planches avec ses mains nues, ce dont Kökötchu est incapable. Je l’aime bien, Yao
Shu, même s’il n’arrive pas à prononcer un mot correctement.
— « Il peut casser des planches », répéta Temüge
en se moquant du ton de son frère. Bien sûr, cela t’impressionne. Est-ce qu’il
empêche les esprits maléfiques de pénétrer dans le camp par les nuits sans lune ?
Non, lui il fait du petit bois.
Malgré lui, Khasar sentit sa colère monter. Il y avait
quelque chose dans l’assurance nouvelle de son frère qui lui déplaisait.
— Je n’ai jamais vu ces esprits jin que Kökötchu
prétend éloigner. Je sais en revanche que j’ai besoin de petit bois.
Il eut un rire méprisant et Temüge s’empourpra, exaspéré à
son tour.
— Si j’avais à choisir entre eux, continua Khasar, je
prendrais celui qui sait se battre et je courrais volontiers le risque d’affronter
les esprits de paysans jin.
Furieux, Temüge leva le bras en direction de son frère et, à
son grand étonnement, le fit sursauter. L’homme capable de charger sans hésiter
un groupe d’ennemis recula d’un pas et porta la main à son sabre. Un instant, Temüge
faillit éclater de rire. Il aurait voulu que Khasar saisisse le comique de la
situation, qu’il se souvienne de leur affection passée, mais il sentit une
froideur le gagner et se délecta de la peur qu’il avait devinée en lui.
— Ne te moque pas des esprits, Khasar, ni de ceux qui
les contiennent. Tu n’as pas parcouru les chemins obscurs quand la lune a
disparu du ciel, tu n’as pas vu ce que j’ai vu. Je serais mort mille fois si Kökötchu
n’avait pas été là pour guider mon retour sur terre.
Khasar savait que son frère l’avait vu tressaillir quand il
avait simplement tendu la main vers lui. Une partie de lui refusait de croire
que le petit Temüge connaissait des choses qu’il
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