Le seigneur des Steppes
pas
compris ce conseil. Peu importe si quelques-uns meurent de faim, pensais-je. Ce
n’est que le signe du mécontentement des dieux.
Le Premier ministre approuva d’un hochement de tête solennel.
— Sans exemple de souffrances, le peuple ne travaille
pas, majesté. S’il voit les conséquences de la paresse, il s’échine au soleil
pour nourrir sa famille. C’est ainsi que les dieux ont ordonné le monde et nous
ne pouvons aller contre leur volonté.
— Mais maintenant, ils vont tous mourir de faim, répliqua
le roi, agacé par la voix ronronnante du ministre. Au lieu d’un simple exemple,
d’une leçon de morale, c’est la moitié de la population qui réclamera à manger
et se battra dans les rues.
— Peut-être, sire, répondit le Premier ministre sans se
troubler. Beaucoup mourront mais le royaume demeurera. Les champs donneront de
nouvelles récoltes et dans un an, il y aura à manger en abondance pour les
paysans. Ceux qui auront survécu à l’hiver engraisseront et béniront ton nom.
Rai Chiang ne trouva pas les mots pour le contredire. De la
tour de son palais, il regarda la foule dans les rues. Les mendiants les plus
misérables avaient appris qu’on avait laissé les récoltes pourrir dans l’eau
descendue des montagnes. Ils ne souffraient pas encore de la faim mais ils
songeaient sûrement aux mois froids et des émeutes avaient déjà éclaté. Sur son
ordre, les gardes de Rai Chiang s’étaient montrés impitoyables, exécutant des
centaines d’hommes au moindre signe de troubles. Les habitants avaient appris à
craindre le roi et cependant, au fond de lui, le roi les craignait plus encore.
— On ne peut rien sauver ? demanda-t-il enfin.
C’était peut-être un effet de son imagination, mais il lui
semblait sentir dans le vent une lourde odeur de putréfaction.
Le Premier ministre réfléchit, parcourut une liste des faits
survenus dans la ville comme s’il pouvait y trouver l’inspiration.
— Majesté, si les envahisseurs partaient aujourd’hui, nous
pourrions sans nul doute sauver une partie des cultures les plus résistantes. Nous
pourrions semer du riz dans les terres inondées et faire une récolte, reconstruire
les canaux ou détourner l’eau de la plaine…
— Mais les envahisseurs ne partiront pas ! s’écria
Rai Chiang, frappant du poing le bras du fauteuil. Ils nous ont battus. Des
barbares pouilleux et puants se sont enfoncés dans le cœur du Xixia et je dois
rester enfermé dans mon palais à respirer l’odeur du blé en train de pourrir !
Le Premier ministre se contenta d’incliner la tête à la fin
de la tirade. Deux de ses collègues avaient été exécutés le matin même, quand
la mauvaise humeur du roi avait monté d’un cran. Il ne tenait pas à subir le
même sort.
Rai Chiang se leva et joignit les mains derrière son dos.
— Je n’ai pas le choix. Même si je dépouillais toutes
les villes du Sud de leurs soldats, je n’en rassemblerais pas autant que ceux
qui ont échoué devant les Mongols, et combien de temps s’écoulerait avant que
ces villes servent de forteresses aux bandits sans les troupes du roi pour les
protéger ? Je perdrais le Sud après le Nord et Yinchuan tomberait.
Il jura à mi-voix et son ministre pâlit.
— Je n’attendrai pas sans rien faire que les paysans se
soulèvent ou que cette odeur écœurante envahisse toute la ville. Envoie des
messagers au chef de cette horde. Dis-lui que je suis prêt à lui accorder une
audience pour que nous discutions de ses exigences.
— Majesté, ils… ils ne valent pas mieux que des chiens
sauvages, bredouilla le ministre. Il ne peut y avoir de négociations avec eux.
Rai Chiang tourna vers lui un regard furieux.
— Je n’ai pas été capable de détruire cette meute de
chiens sauvages. Je suis juste capable d’empêcher leur chef de prendre cette
ville. Peut-être pourrai-je le convaincre de partir en le couvrant de présents.
Le ministre rougit de honte mais se prosterna en pressant
son front contre le parquet froid.
Le soir venu, les guerriers ivres chantaient. Les conteurs
avaient décrit la bataille, la façon dont Gengis avait attiré l’ennemi hors de
son cercle de fer. Des poèmes comiques avaient fait rire les enfants aux éclats
et, avant que le jour décline, on s’était affronté à la lutte et à l’arc. La
tête ceinte d’une couronne d’herbe, les vainqueurs avaient bu jusqu’à l’abrutissement.
Gengis et ses généraux
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