Le seigneur des Steppes
l’armée mongole. Au coucher du soleil, l’empereur
Wei était monté sur une estrade pour être vu de la foule en liesse et mille
danseurs munis de cors et de cymbales avaient fait un vacarme à réveiller les
morts. Le monarque avait les pieds nus pour montrer son humilité devant le
peuple tandis qu’un million de voix scandaient : « Dix mille ans !
Dix mille ans ! » La nuit était bannie le jour de la Fête des Lanternes.
La ville scintillait comme un joyau, une myriade de flammes éclairait des
plaques de verre ou de corne bouillie. Même les trois grands lacs brillaient, leur
surface noire couverte de minuscules bateaux portant chacun une flamme. On
ouvrit l’écluse du grand canal, qui s’étirait sur trois mille lis jusqu’à la
ville de Hangzhou, au sud, et les petites embarcations dérivèrent dans la nuit
comme un fleuve de feu, emportant la lumière. Ce symbole plut au jeune empereur,
qui supportait stoïquement le bruit et la fumée des pétards. Il en explosait
tant que la ville entière était grise de fumée et que l’air lui-même laissait
un goût âcre sur la langue. Des enfants seraient conçus cette nuit-là, dans le
plaisir ou la violence. Il y aurait plus de cent meurtres et les lacs
engloutiraient dans leurs sombres profondeurs la dizaine d’ivrognes qui
tenteraient de les traverser à la nage. C’était la même chose chaque année.
L’empereur avait enduré les cris d’adoration de ses sujets, ballotté
par les clameurs qui retentissaient à l’intérieur des murailles et au-delà. Même
les mendiants, les esclaves et les prostituées l’acclamaient cette nuit-là et
illuminaient leurs bicoques délabrées avec une précieuse huile. Il avait tout
supporté même si, par moments, son regard se faisait distant et froid tandis qu’il
songeait à l’armée qui avait osé pénétrer sur ses terres.
Les paysans ne savaient rien de la menace et même les
marchands de nouvelles avaient peu d’informations. L’empereur Wei avait veillé
à réduire au silence les colporteurs de ragots et si leur arrestation
inquiétait ceux qui s’intéressaient à ce genre de signe, la fête s’était
poursuivie dans l’enthousiasme habituel. Les fêtards ivres d’alcool, de bruit
et de lumière lui faisaient penser à des asticots grouillant sur un cadavre. Ils
festoyaient alors que les messagers impériaux apportaient des rapports
alarmants. Au-delà des montagnes, des villes brûlaient.
Lorsque l’aube commença à éclaircir l’horizon, les cris et
les chants moururent enfin dans les rues. Le dernier des petits bateaux portant
une bougie avait disparu en direction de la campagne et on n’entendait plus que
quelques rares pétarades au loin. D’une fenêtre de ses appartements, l’empereur
contemplait le cœur silencieux du lac Songhai, entouré par des centaines de
superbes demeures. Les plus puissants des nobles s’agglutinaient autour de
cette masse d’eau sombre, sous le regard de l’homme dont ils tenaient leur
pouvoir. Il aurait pu citer le nom de chaque membre des familles de haute
lignée qui s’affairaient pour administrer son empire.
La fumée de la fête flottait au-dessus des lacs avec la
brume matinale. Devant un spectacle d’une telle beauté, il était difficile de
comprendre la menace venue de l’ouest. Pourtant, la guerre arrivait et Wei
regrettait que son père ne soit plus de ce monde. Le vieil homme avait passé sa
vie à étouffer la moindre rébellion aux limites de son empire et au-delà. Wei
avait beaucoup appris de lui mais il ressentait la nouveauté de sa position. Il
avait déjà perdu des villes appartenant aux Jin depuis la grande partition qui
avait coupé l’empire en deux, trois siècles plus tôt. Ses ancêtres avaient
connu un âge d’or et il ne pouvait que rêver de restaurer la gloire ancienne de
l’empire.
Il eut un sourire désabusé en songeant à la réaction de son
père s’il avait appris que les hordes mongoles déferlaient sur les terres
ancestrales. Il aurait parcouru rageusement les couloirs du palais, frappant
les esclaves qui se trouvaient sur son passage et donnant des ordres pour
rassembler l’armée. Il n’avait jamais perdu une bataille et sa confiance en lui
aurait galvanisé tout le monde.
Wei fut tiré de ses pensées par un toussotement discret
derrière lui. Délaissant la haute fenêtre, il se retourna et découvrit son
Premier ministre plongé dans une révérence.
— Majesté impériale, le
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