Le seigneur des Steppes
probablement frustré de voir son frère le
devancer.
— En avant ! cria Gengis en talonnant son cheval.
Giflé par le vent de la course, il se rappela les longues
chevauchées dans la steppe de son enfance. Il tenait dans la main droite une
longue lance en bois de bouleau, autre innovation. Seuls quelques-uns des
guerriers les plus forts avaient commencé à s’entraîner avec cette arme. Maintenant
la pointe dressée, il galopait dans un bruit de tonnerre, entouré de ses
fidèles guerriers.
Il y aurait d’autres villes, il le savait, mais les
premières resteraient les plus chères à sa mémoire. La colonne pénétra dans la
ville, dispersant les défenseurs comme des feuilles ensanglantées balayées par
le vent.
Temüge se dirigea dans le noir vers la yourte de Kökötchu. En
s’approchant, il entendit des pleurs étouffés mais ne s’arrêta pas. C’était une
nuit sans lune, moment le plus propice pour apprendre, selon le chamane. Des
feux brûlaient encore au loin dans la carcasse éventrée de Linhe, mais le camp
mongol était silencieux.
Près de la tente de Kökötchu, il y en avait une autre, si
basse que Temüge dut s’agenouiller pour y entrer. Une seule lampe l’éclairait
faiblement et l’air était tellement enfumé que Temüge se sentit étourdi après
quelques inspirations. Le chamane était assis en tailleur sur la soie noire
froissée recouvrant le sol. Tout ce qui se trouvait dans cette tente avait été
offert à Kökötchu par Gengis et Temüge sentit de l’envie se mêler à sa crainte.
Kökötchu l’avait mandé, il était venu. Il n’avait pas à
poser de questions. Il s’assit en face du chamane, remarqua qu’il avait les
yeux clos et que sa respiration se réduisait à un mince souffle. Temüge
frissonna en imaginant des esprits dans la fumée qui emplissait ses poumons. Elle
montait de l’encens brûlant dans deux coupelles en cuivre et il se demanda du
pillage de quelle ville il provenait. En ces jours sanglants, les yourtes de
son peuple se garnissaient de nombreux objets bizarres dont peu connaissaient l’usage.
Temüge toussa quand la fumée se fit trop épaisse. La
poitrine nue de Kökötchu frémit, ses yeux s’ouvrirent, demeurèrent un moment
aveugles. Quand il fut de nouveau capable de voir, le chamane sourit à son
visiteur.
— Tu n’es pas venu depuis une lune, dit Kökötchu d’une
voix que la fumée rendait rauque.
— J’étais perturbé. Certaines des choses que tu m’as
confiées étaient… troublantes.
Le chamane eut un petit rire de gorge.
— Les hommes craignent le pouvoir comme les enfants le
noir. Il les fascine et les consume en même temps. Ce n’est jamais un jeu qu’on
peut jouer à la légère.
Il fixa le jeune homme jusqu’à ce qu’il détourne le regard. Les
yeux de Kökötchu étaient étrangement brillants, avec les pupilles les plus
larges et les plus sombres que Temüge eût jamais vues.
— Pourquoi es-tu venu cette nuit si ce n’est pour
plonger une fois encore dans les ténèbres ? murmura le chamane.
Temüge prit une profonde inspiration. La fumée n’irritait
plus ses poumons, il se sentait grisé, presque sûr de lui.
— Il paraît que tu as démasqué un traître pendant que j’étais
à Baotou. Mon frère le khan m’en a parlé. C’était prodigieux, selon lui, la
façon dont tu l’as trouvé parmi six guerriers agenouillés.
— Beaucoup de choses ont changé depuis, répondit Kökötchu.
J’ai senti sa culpabilité, mon fils. Tu pourras apprendre à le faire.
Kökötchu fit un effort de volonté pour demeurer lucide. Il
était habitué à la fumée et il lui en fallait bien plus qu’à son jeune
compagnon pour être étourdi, mais des lumières vives n’en brillaient pas moins
à la limite de son champ de vision.
Temüge sentit ses soucis se dissoudre, assis face à cet
homme étrange qui gardait sur lui une odeur de sang malgré ses nouveaux habits
de soie. Les mots semblaient tomber de sa bouche et il ne se rendait pas compte
qu’il les mangeait à moitié.
— Gengis dit que tu as posé une main sur le traître et
que tu as prononcé une phrase dans la langue ancienne, chuchota Temüge. L’homme
a hurlé et s’est effondré, mort, sans aucune blessure.
— Et tu voudrais être capable d’en faire autant, Temüge ?
Il n’y a personne d’autre que nous ici, tu peux parler librement. C’est ce que
tu veux ?
Temüge vacilla légèrement, laissa ses mains
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