Le seigneur des Steppes
criblés de flèches.
Gengis prit la bride de sa jument qui, sentant l’humeur de
son maître, renâcla. Il regarda à sa droite, à sa gauche, vit les visages
patients de ses féaux, les rangs et les colonnes disposés en un grand cercle
autour de la ville. Il avait divisé son armée pour que chacun de ses généraux
commande une tuman de dix mille hommes et puisse prendre des initiatives. Arslan,
posté de l’autre côté de Linhe, était invisible mais Gengis pouvait voir l’enseigne
à queue de cheval de Jelme. Le soleil les baignait tous d’une lumière cuivrée
projetant de longues ombres. Gengis chercha des yeux ses frères, prêts à se
ruer sur les portes est et ouest si elles s’ouvraient avant les autres. Khasar
et Kachium tenaient à être les premiers dans les rues de Linhe.
Il n’accorda qu’un coup d’œil à la masse imposante de Tolui,
qui avait été le féal d’Eeluk des Loups et qui se redressa fièrement. Les vieux
amis étaient là, ils répondaient d’un hochement de tête au regard du khan. En
première ligne de la colonne, vingt cavaliers seulement, des hommes qui
auraient bientôt trente ans, comme lui. Penchés en avant, ils fixaient la ville
d’un œil avide. Gengis observait et attendait, les mains tremblant légèrement d’excitation.
Une voix qu’il connaissait le tira de ses pensées :
— Puis-je attirer sur toi la protection des esprits, seigneur ?
Il se tourna vers son chamane personnel, premier parmi ceux
qui arpentaient les chemins sombres. Kökötchu avait troqué les haillons qu’il
portait quand il servait le khan des Naïmans pour une robe en soie bleu foncé
fermée par une ceinture de tissu doré. Ses poignets étaient entourés de
bracelets en cuir où pendaient des pièces de monnaie jin qui tintaient quand il
remuait les bras. Gengis baissa la tête, sentit la fraîcheur du sang de mouton
avec lequel le chamane traça des traits sur son visage. Envahi par un calme
étrange, il garda la tête inclinée tandis que Kökötchu psalmodiait une
incantation à la terre mère.
— Elle boira avec joie le sang que tu feras couler, seigneur.
Gengis relâcha lentement sa respiration, conscient de la
peur des hommes qui l’entouraient. C’étaient des guerriers-nés, endurcis au
combat dès leur plus jeune âge, mais ils se turent quand le chamane passa parmi
eux. Gengis avait vu croître cette crainte et s’en était servi pour discipliner
les tribus en accordant du pouvoir à Kökötchu.
— Dois-je faire démonter la tente rouge ? demanda
le chamane. Le soleil se couche, la tente noire est prête.
Gengis réfléchit. C’était Kökötchu qui avait suggéré ce
moyen de semer la terreur dans les cités des Jin. Le premier jour du siège, on
plantait une tente blanche devant leurs murailles. S’ils n’ouvraient pas leurs
portes avant le coucher du soleil, on montait le lendemain à l’aube la tente
rouge, signe que tous les hommes de la ville mourraient. Le troisième jour, la
tente noire avertissait l’ennemi que tous ceux qui vivaient dans la ville, sans
exception, seraient impitoyablement exterminés.
La leçon était destinée aux cités situées plus à l’est et
Gengis se demandait si elles se rendraient plus facilement, comme le soutenait Kökötchu.
Le chamane savait comment utiliser la peur. Certes, il serait difficile d’empêcher
les guerriers de piller aussi sauvagement les villes qui se rendaient que
celles qui résistaient, mais l’idée lui plaisait. Tout était question de
rapidité et si des villes tombaient sans se battre, son armée avancerait plus
vite.
— La journée n’est pas encore finie, Kökötchu. Épargnons
les femmes. Celles qui sont trop vieilles ou trop laides pour nous porteront la
nouvelle ailleurs et la terreur se répandra.
— À tes ordres, dit le chamane, les yeux brillants.
Gengis se félicita intérieurement : il avait besoin d’hommes
intelligents pour parcourir le chemin que son imagination avait tracé pour lui.
— Seigneur khan ! s’écria un de ses officiers.
Gengis tourna la tête, découvrit que les guerriers de Süböteï
avaient enfoncé la porte nord. Les défenseurs résistaient encore et des Jeunes
Loups tombaient en luttant pour conserver l’avantage acquis. À la limite de son
champ de vision, Gengis vit les dix mille cavaliers de Khasar se mettre au
galop : la ville était ouverte sur deux côtés au moins. À l’est, Kachium
demeurait encore sur ses positions,
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