Le Serpent de feu
faux courrier anonyme que je me suis empressé d’adresser à la police a semé la confusion dans les esprits.
— Qu’avez-vous fait après le crime de Curzon Street ?
— Ho ! J’étais très occupé, j’éprouvais une telle soif de vivre ! De l’aurore jusqu’à l’après-midi, je passais mon temps à travailler ici. Le corps de Marcus Bolton était plus souple, plus malléable que celui de Flaxman, et j’avais presque l’impression de retrouver mes sensations d’artiste. Ensuite, jusqu’au soir, je quittais mon enveloppe provisoire et je passais du temps avec Cecily. Je l’observais travailler, au studio, je me tenais à ses côtés, chez elle, je l’accompagnais pour son coucher. Souvent je lui parlais, même si elle ne pouvait m’entendre et me répondre. Je la consolais en lui expliquant qu’Auber-Jones ne la méritait pas, qu’il ne l’avait jamais aimée d’un amour aussi puissant que le mien, et, quelquefois, il me semblait qu’elle me comprenait. J’aurais aimé l’approcher physiquement, mais j’avais bien conscience qu’un cadavre n’était pas une tenue décente. Il me fallait autre chose.
— Un corps vivant !
— Bien sûr, un corps qui respire et dont je sentirais le cœur battre au creux de ma poitrine. Si mon expérience d’intrusion dans l’organisme du médium avait raté, cela ne signifiait pas que la chose était impossible, seulement que je manquais de pratique. Aussi, à la nuit tombée, je n’avais de cesse de réitérer mes tentatives d’incorporation. Avec les opiomanes des tripots du quartier chinois, je disposais d’une inépuisable réserve. Toutefois, cela ne fonctionnait pas avec tous les sujets, exclusivement ceux qui subissaient une dissociation complète.
— Ainsi donc il ne s’agissait pas d’une affaire de substance frelatée ! m’exclamai-je. C’est vous qui étiez à l’origine de tous ces accidents dans les fumeries de Chinatown.
— On ne peut rien vous cacher.
— Et le matelot qui faisait le gué devant la maison de Cecily, à Chelsea, je devine que c’était vous également ?
— J’étais dans la loge de Cecily lorsque vous êtes venu l’interroger en compagnie de l’inspecteur : alors que personne jusqu’à présent n’avait avancé d’un iota dans l’enquête sur le meurtre d’Auber-Jones, vous, Singleton, aviez non seulement remarqué la disparition du portrait de Cecily, mais, surtout, vous déteniez la photo de Flaxman. Dès cet instant, j’ai senti que vous seriez un véritable poison. En outre, il ne m’a pas échappé que Cecily se livrait à vous en toute confiance. Si elle avait besoin d’aide, c’est vers vous qu’elle se tournerait, non vers ce stupide policier. Plusieurs soirs de suite, j’ai fait le guet devant chez elle dans des corps d’emprunt afin de vous attirer. Mon objectif était de vous entraîner jusqu’à l’une des fumeries de Milligan Street.
— Dans le dessein de me voler mon corps ?
Boyle fut pris d’un fou rire. Mes yeux noisette ornés de longs cils me fixaient d’un air réjoui.
— Désolé, Singleton, mais le vôtre est un peu trop émacié. Si vous saviez comme je m’y sens à l’étroit au moment où je vous parle ! Non, non, il s’agit du sien !
— James ?
Je tournai la tête vers mon acolyte, qui en retour jeta à mon adresse un regard tout aussi médusé, accompagné d’un grognement pointu.
— Quand je l’ai vu pour la première fois dans votre appartement, continua le peintre, j’ai cru que je déraisonnais. Le même dessin du visage, la même couleur de cheveux, les mêmes yeux clairs, la même stature puissante… J’ai réellement cru me voir tel que je serais si cette maudite explosion ne s’était produite dans mon atelier il y a des années… il y a une éternité… N’avez-vous jamais fait le rêve de revenir en arrière, d’effacer une partie de votre existence et de pouvoir repartir comme si de rien n’était ?
— Vous voulez dire... ?
— Oui, votre associé, James Trelawney, est mon sosie parfait. Il paraît que chaque individu en compte au moins un, qu’il a peu de chance toutefois de jamais croiser. Pour la première fois depuis longtemps, la fortune était en train de me sourire : le corps qu’il me fallait, celui qui allait me permettre de tout recommencer de zéro, je n’avais même pas besoin de partir à sa recherche. Vous me l’avez apporté, Singleton.
J’étais sous le choc de ce que Boyle
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