Le Serpent de feu
dû être d’un ridicule consommé. Pourtant, quelle terreur avais-je ressentie quand ce corps, exact décalque du mien, m’était apparu, blême et hiératique, vêtu du même complet en étoffe de laine de bruyère que celui que je portais !
Jamais, je dois l’avouer, l’une de mes hallucinations n’avait eu d’effet aussi violent sur moi. Les visions d’Alice Grey avaient la terrible particularité de lui annoncer la mort des êtres qui lui étaient chers, et, avant de perdre connaissance, l’idée m’avait traversé que ce cercueil m’était désigné. Devais-je voir dans cette apparition le présage brutal de mon proche anéantissement ? Étais-je moi aussi sur le point d’accomplir le grand voyage vers le royaume d’Osiris et de monter dans la barque sacrée de Rê, le roi soleil ? Ou fallait-il interpréter mon malaise comme l’effet d’un compréhensible ébranlement des nerfs devant le spectacle de tous ces cadavres, qu’on aurait dit « vivants », et par la bouleversante ressemblance du visage de la jeune embaumée avec celui d’Alice ?
Pour chasser ces idées noires, et comme je me sentais l’esprit trop agité pour me jeter sur-le-champ dans les bras de Morphée, je décidai de revenir à mon sujet d’étude favori du moment et de faire le point sur mes investigations littéraires concernant l’Ordre hermétique de l’Aube dorée.
J’ouvris ma besace et posai mes livres devant moi, sur la couverture à gros carreaux. Je saisis également mon carnet de notes dans la poche de ma pelisse. J’y avais recopié plusieurs coupures datant du début du siècle qu’Adam Pupper, l’astucieux et sympathique pigiste du Star 1 , m’avait aidé à collecter quelques jours auparavant dans les archives de différents journaux et au cabinet de lecture du British Museum.
L’Aube dorée exigeait de la part de ses membres une parfaite discrétion quant à son fonctionnement et aux motivations réelles de ses activités, et ce n’était donc pas une sinécure que d’obtenir des renseignements. Pour ma bonne fortune, la confrérie avait, à son corps défendant, bénéficié d’une certaine « réclame » entre octobre et décembre 1901, à l’occasion du procès d’un couple d’escrocs se faisant appeler M. et Mme Horos. Ces derniers avaient obtenu illégalement plusieurs rituels et les avaient utilisés pour fonder leur propre ordre, en réalité une couverture dans le but d’abuser de jeunes filles de bonne famille.
Si, au moment du jugement, les grands journaux de l’époque, à l’instar du Times , du Star ou du Daily Express , avaient fait des gorges chaudes de cette affaire de mœurs, des revues comme Light , organe du mouvement spiritualiste, avaient publié des articles circonstanciés et des extraits de courriers que certains hauts grades de l’ordre avaient adressés à la rédaction dans l’espoir de rétablir la vérité. En recoupant ces diverses sources d’informations, j’étais parvenu à me faire une idée plus précise des origines de la société, même si de nombreux points demeuraient douteux ou en suspens.
L’histoire semblait avoir commencé lorsque, au milieu des années 1880, un certain révérend Woodford avait découvert d’étranges manuscrits chiffrés dans les rayonnages poussiéreux d’une librairie d’occasion. Le révérend ayant signalé leur existence au Dr William Wynn Wescott – occultiste notoire, qui exerçait par ailleurs la charge de coroner de la Reine pour le nord-est de Londres –, ce dernier était parvenu non sans mal à en pénétrer le sens. Il s’agissait d’une description sommaire de cinq rites d’une société rosicrucienne allemande jusque-là inconnue.
Wescott demanda sa collaboration à Samuel Liddell « MacGregor » Mathers, un autre occultiste à la solide réputation, pour mettre en forme les éléments disparates du système décrit et, quelque temps plus tard, les deux hommes établirent leur nouvelle confrérie qu’ils baptisèrent l’« Ordre hermétique de l’Aube dorée ».
En 1888, un premier temple, celui d’Isis-Urania, fut consacré à Londres, à Fitzroy Street. Trois autres, tout aussi somptueusement aménagés, furent fondés à Weston-Super-Mare, à Bradford et à Édimbourg, avant que MacGregor Mathers, parti vivre dans le Paris de la Belle Époque avec son épouse Moina Bergson, sœur du philosophe français, n’instituât en 1894 le temple Ahathoor, avenue Duquesne, près du
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