Le Serpent de feu
expériences qui allaient me convaincre que les images jaillissent devant l’œil de l’esprit d’une source plus profonde que la mémoire consciente ou subconsciente. »
Sous-entendait-il que l’objectif ultime des artistes et écrivains de l’Aube dorée, à l’instar des surréalistes parisiens deux décennies plus tard, était la découverte du territoire caché de l’inspiration poétique ? Était-ce cela, en dernier ressort, qu’ils étaient tous venus chercher : la possibilité de faire s’évanouir à volonté l’univers tangible qui nous entoure et d’accéder à l’outre-monde insaisissable des idées et des symboles ?
L’horloge de la chambre affichait déjà minuit, et les bûches dans la cheminée s’étaient presque entièrement consumées. Comme je sentais poindre les signes avant-coureurs du sommeil, je me penchais pour éteindre la lampe, quand une bordée de jurons en provenance de la chambre voisine me laissa le bras en suspens au-dessus de la tablette.
James avait sauté de son lit et je l’entendais qui fouillait avec empressement dans ses habits. Une seconde bordée, encore plus nourrie que la précédente, retentit, puis la porte de communication s’ouvrit brusquement. La silhouette sportive de mon acolyte, vêtu d’un pantalon de pyjama en jersey et d’un maillot de corps sans manches, se découpait dans l’embrasure.
Il tenait dans une main l’exemplaire de l’ Evening Standard et, dans l’autre, la photographie que nous avaient confiée les Patterson.
— Qu’est-ce qu’il te prend ? Tu blasphèmes comme quelqu’un qui aurait aperçu le diable.
— C’est qu’il y a… il y a une éventualité que nous n’avons pas envisagée ! bredouilla-t-il en se précipitant vers moi.
— Laquelle ?
— Eh bien, que Stephen Flaxman soit sorti de la crypte par ses propres moyens !
— Stephen Flaxman ? répétai-je en ne pouvant réprimer un gloussement. Je te rappelle que le pauvre homme est définitivement mort et embaumé ! Je crois qu’il faudrait que tu envisages toi aussi de dormir un peu.
La lumière de la lampe de chevet éclairait en plein la page de son journal qu’il agitait devant mes yeux.
En haut de celle-ci, un titre s’étirait sur plusieurs colonnes :
E N EXCLUSIVITÉ POUR NOTRE JOURNAL :
L E PRINCIPAL SUSPECT DANS L’AFFAIRE DU MEURTRE DE B ERTRAM A UBER- J ONES
« CROQUÉ » PAR UN TÉMOIN.
Suivait un long paragraphe qu’il m’enjoignit de réciter à haute voix :
« L’enquête sur l’assassinat du jeune avocat et politicien Bertram Auber-Jones, survenu le soir du 28 avril à son domicile de Curzon Street, n’ayant pas donné les résultats escomptés, le haut-commissaire de la police métropolitaine, face aux nombreuses critiques qui se sont élevées ces derniers jours pour vilipender l’inefficacité de ses services, a décidé de rendre public un portrait du suspect présumé. Ce “crayonné”, d’une habileté éloquente (voir page ci-contre) , a été réalisé par David Bishop, dessinateur de profession et ami de la victime, qui fut le premier arrivé sur les lieux du crime. Mr Bishop s’apprêtait ce soir-là à rendre visite à Mr Auber-Jones lorsque, peu avant onze heures, il a été bousculé par un homme qui se précipitait hors de l’immeuble et dont sa mémoire d’artiste a mémorisé les traits. Depuis plus d’une semaine entre les mains de l’officier en charge de l’affaire, l’inspecteur Harold Staiton, du département d’investigation criminelle, le dessin n’a pas encore permis de mettre un nom sur le suspect. Deux jours après que l’enterrement de la victime a été célébré dans la plus stricte intimité, le ministère de l’Intérieur compte vivement sur la publication du portrait pour voir l’individu enfin identifié… »
À ce stade de ma lecture, James retourna le quotidien et, contre l’illustration qui occupait toute une demi-page, il approcha le cliché fourni tantôt par les Patterson.
Je considérai d’un air interloqué le dessin en question, d’un réalisme saisissant. Sans aucun doute possible, il représentait le même individu que celui de la photo.
Le portraitiste avait même figuré la petite marque noire dans le cou.
1 - Voir Le Diable du Crystal Palace, op. cit .
2 - Chanson qu’interprète Fred Astaire dans le film de George Stevens Sur les ailes de la danse , sorti quelques mois plus tôt sur les écrans. (N.d.É.)
IV
Où l’on
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